La république des faibles
Le 1er janvier 1898, un chiffonnier découvre le corps d'un enfant sur les pentes de la Croix Rousse. Très vite, on identifie un gamin des quartiers populaires que ses parents recherchaient depuis plusieurs semaines en vain. Le commissaire Jules Soubielle est chargé de l'enquête dans ce Lyon soumis à de fortes tensions à la veille des élections.
S'élèvent les voix d'un nationalisme déchainé, d'un antisémitisme exacerbé par l'affaire Dreyfus et d'un socialisme naissant. Dans le bruissement confus de cette fin de siècle, il faudra à la police pénétrer dans l'intimité de ces ouvriers et petits commerçants, entendre la voix de leurs femmes et de leurs enfants pour révéler les failles de cette république qui clame pourtant qu'elle est là pour défendre les faibles.
Avec ce premier polar historique, Gwenaël Bulteau, d'une plume aussi poétique que vibrante, nous fait entendre la clameur d'un monde où la justice peine à imposer ses règles, au détour d'une enquête qui fera tomber les masques un à un.
Extrait
Pierre Demange se réveilla dans son lit bien avant l'aube de ce premier jour de l'an 1898. Comme chaque nuit, il avait rêvé de montagnes de vieux journaux, d'affiches de campagnes électorales et de tracts syndicaux, de tous les papiers, en fin de compte, que l'on jetait au rebut. Les nouvelles se périmaient en un rien de temps et c'était une bonne chose, car on fabriquait la pâte à partir des imprimés de la veille dont il remplissait sa charrette de chiffonnier pour la revente.
En se mettant à sonner, les cloches de Fourvière lui rappelèrent le passage inexorable du temps. Le carillon enfonçait les clous un peu plus loin dans son cercueil. Dans ses jeunes années, il avait creusé des tombes, un peu partout, en plein champ lors de la guerre, ou dans des cimetières en place de concessions expirées. Les morts prenaient la place des morts. Les occupants précédents avaient disparu. Il ne restait ni cercueil, ni ossement, rien à part de la poussière et l'idée de retourner à la poussière le fit frissonner. Il avait beau être croyant, l'espoir de résurrection s'amenuisait avec l'âge. Il flairait la supercherie et cette idée d'anéantissement était pénible.
Les enfants et le chien dormaient au pied du lit, enroulés dans une couverture. Sa femme tournée sur le côté lui opposait son dos massif et hostile qu'il n'osait plus escalader. Madame refusait qu'il la touche. Ça le prenait, parfois, d'engueuler toute la smala avant de partir au boulot mais, prompte à répliquer, elle prenait le premier objet qui lui tombait sous la main et le lui balançait au visage. Les enfants ricanaient dans leur demi-sommeil et ce n'était rien en comparaison du chien qui, arraché à ses rêves, lui adressait des regards pleins de reproches. La bestiole ne perdait rien pour attendre. Il réglerait ses comptes avec elle, en temps et en heure.
Seulement, en cette nuit de l'an nouveau, ni sa femme, ni ses gosses, ni le chien ne se réveillèrent. Ce n'est pas qu'ils avaient fait de belles ripailles car les festivités ne faisaient plus partie depuis longtemps des habitudes de la maison, mais ils ronflaient tous du sommeil profond de l'innocence. Il avala un bol de soupe en regardant, affichées au mur, les images des grands hommes qui avaient toujours été une source d'inspiration pour lui. Il lui fallait des idoles, fussent-elles républicaines. Il imagina son portrait fixé au mur en cette bonne compagnie quand soudain sa femme ouvrit un œil morne et terrible qu'elle posa sur lui comme une accusation : pourquoi n'était-il pas déjà parti gagner sa croûte ?
Dehors, sous un temps glacial, il cracha dans ses mains et saisit les bras de sa charrette. Il était tout, homme et bête de somme à la fois, et l'attelage s'enfonça dans cette nuit de goudron. L'éclairage public n'avait pas encore conquis les quais de la Saône. Autant le cours d'Herbouville et la Grande-Rue fleurissaient de réverbères depuis un demi-siècle, autant certains quartiers restaient dans la pénombre, quoi que fissent les habitants. Le sort, ou les édiles, les maintenaient loin de la lumière. Au fond, peut-être ne la méritaient-ils pas.
Malgré les ténèbres, les rues connaissaient une affluence de passants fêtant la nouvelle année. Certains lui lançaient des quolibets parce qu'il était le seul con à travailler cette nuit-là. Mais il n'avait pas le choix. Le repos du dimanche et les jours chômés étaient une fantaisie qui ne le concernait pas. Les débouchés se raréfiaient. Les presses utilisaient de plus en plus la cellulose de bois. Seul Le Salut public lui achetait encore sa marchandise et de la part d'une entreprise de presse, on pouvait être sûr que ce n'était pas par charité. Alors il ramassait, il piquait les papiers ou les chiffons, il entassait les journaux de la veille et il décollait les réclames pour en remplir ses gros sacs de toile.
À ses yeux, la décharge de la Croix-Rousse constituait un véritable filon qu'il n'était pas le seul à exploiter car parfois, lorsqu'il grattait dans la pourriture, il dérangeait les rats qui s'écartaient de mauvaise grâce, contrariés par cet homme empiétant sur leur territoire. À d'autres moments, dressées sur leur arrière-train, les braves bêtes lui faisaient une haie d'honneur comme pour rendre hommage à l'un des leurs au milieu des ordures. Il fallait bien que tout le monde vive.
Dans le halo terne de sa lampe, il faisait sa moisson à l'aide de son crochet quand soudain il entendit un bruissement et, du coin de l'œil, surprit un mouvement de fuite. Il plissa les yeux. Non, ce n'était pas un rat, plutôt une espèce de cabot à la recherche d'une ordure comestible. Il siffla mais la bête, ne lui prêtant aucune attention, disparut dans l'obscurité. Un peu plus loin, une cavalcade résonna dans son dos. Il se retourna. Personne. On n'y voyait rien dans cette nuit poisseuse. Il frissonna, encore, assailli par des souvenirs de cadavres s'étendant à perte de vue. Aussitôt, il imagina ses propres funérailles. Son petit garçon ferait le salut militaire devant sa tombe. Un encart dans les journaux lui rendrait un hommage républicain. Et puis il tomberait dans l'oubli.