Nos corps étrangers
Ils déménageaient pour prendre un nouveau départ. Sauver leur famille, repartir sur de bonnes bases. Elisabeth installerait un atelier et se remettrait à peindre, comme elle en rêvait. Maëva grandirait loin de l'agitation parisienne, pourrait recevoir ses amis du collège dans un jardin.
Stéphane passerait certes plus de temps dans les transports, mais sa femme et de sa fille valaient bien cela et il devait se faire pardonner. Une nouvelle maison pour retrouver le bonheur et l'insouciance.
Mais est-ce si simple de recréer des liens qui n'existent plus, d'oublier les trahisons ? Et si c'était en dehors de cette famille, auprès d'autres, que chacun devait retrouver une raison de vivre.
Dans son premier roman, Carine Joaquim décrypte les mécaniques des esprits et des corps, les passions naissantes comme les relations détruites, les incompréhensions ou les espoirs secrets qui embrasent ces vies.
Extrait
Parce que sa grand-mère eut la mauvaise idée de mourir à la fin de l’été, Maëva ne fit pas sa rentrée scolaire comme tout le monde. Pendant que les élèves de sa future classe faisaient connaissance avec leurs professeurs et découvraient leur emploi du temps, elle se tenait là, droite et stoïque dans un petit cimetière de province, à regarder le cercueil en bois laqué descendre au fond d’un trou boueux.
Son père se mouchait toutes les deux minutes, en essayant de ne pas trop faire de bruit, car dans ces circonstances, la discrétion était pour lui indispensable au maintien d’une certaine dignité. Élisabeth, sa mère, fixait un point mystérieux droit devant elle, le visage blanc et les yeux absents.
Le ciel vaporisait sur eux une brume de gouttelettes si fines qu’elles en étaient presque invisibles. De temps en temps, une vieille dame de l’assemblée, sans doute une voisine de la morte, retirait ses lunettes pour essuyer, dans un bruyant soupir, l’eau qui s’était accumulée sur ses verres, comme autant de larmes factices. Puis, avec des gestes lents, elle repositionnait soigneusement la monture sur son nez.
Le trajet du retour se fit dans le silence. Stéphane conduisait sans vraiment prêter attention à la route et, si Élisabeth ne l’avait pas si bien connu, elle aurait pu penser que cet air sérieux était un signe de concentration. Mais elle le savait : son mari s’était retranché au fond de ses souvenirs d’enfance.
Sur la banquette arrière, écouteurs vissés sur les oreilles, Maëva regardait distraitement par la fenêtre, plus attristée par le fait de rentrer dans une nouvelle maison, loin de l’agitation parisienne dans laquelle elle avait grandi, que par la journée de deuil qu’elle venait de vivre. Elle ne pardonnait pas à ses parents d’avoir quitté la capitale malgré ses protestations, ni de lui avoir imposé cet exil en lointaine banlieue et, tout en contenant sa rage, elle maudissait intérieurement les abrutis de son nouveau village ainsi que les élèves de son collège de péquenots, qu’elle serait condamnée à fréquenter dès le lendemain.