Atomic Film
Années 1950. Dans le désert du Nevada, les ÉtatsUnis expérimentent leurs bombes atomiques. Alentour, on s’extasie de ces démonstrations de la puissance américaine. Les écoles organisent des sorties pour admirer les champignons atomiques, les enfants joue avec cette «neige» qui retombe sur leur jardin...Et c’est ce cadre que choisit Howard Hughes pour y tourner avec John Wayne et Susan Hayward son film Le Conquérant... Mais bientôt dans la région, on commence à remarquer de curieux phénomènes ; les bêtes d’abord puis les éleveurs et leurs familles sont touchés. La Commission de l’Énergie atomique se veut rassurante : aucun risque, les radiations sont bien trop faibles et ces troubles médicaux peuvent avoir tant de causes...Et puis, dans cette zone il n’y a après tout que quelques mormons, des éléveurs, des Indiens et, de passage, une équipe d’Hollywood.
Vivianne Perret, dans ce récit romancé, redonne vie aux stars victimes d’un tournage maudit comme à ces anonymes qui avaient le malheur de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment de l’Histoire.
Extrait
Prologue
Myler s’apprêtait à consigner l’emploi du temps de la matinée dans le journal de bord, lorsqu’il entendit la porte de l’ascenseur s’ouvrir au neuvième étage de l’hôtel. Il y avait peu de chances que le garde armé qui en surveillait jour et nuit l’accès au rez-de-chaussée de l’établissement ait laissé monter un inconnu sans autorisation. D’autant que l’équipe qui s’occupait de Howard Robard Hughes était la seule à posséder une clé débloquant l’engin. Tout le dernier étage du Desert Inn de Las Vegas était réservé à son seul usage et pour être certain de jouir d’une paix royale, le multimillionnaire avait acheté l’hôtel. Néanmoins, par réflexe, après plusieurs années passées à se conformer aux excentricités de son employeur et à sa volonté de vivre en reclus, Myler tendit l’oreille, sur le qui-vive, pour suivre la direction que prenaient les pas du visiteur. Crawford entra dans la pièce sans frapper.
— La relève est là, dit-il en le saluant d’un petit geste de la main.
— Tu tombes à pic. Son mémo disait de le réveiller à 15 heures pour son petit-déjeuner.
Il lui fit glisser sur la table la feuille jaune correspondante, arrachée d’un bloc-notes. En dehors de ses appels téléphoniques, Howard Robard Hugues préférait transmettre ses indications par le biais de notes manuscrites, glissées sous la porte ou remises à l’un des membres de sa garde rapprochée.
— Quoi de neuf ? demanda Crawford en se penchant au-dessus de l’épaule de son collègue pour lire les données du registre.
La mafia mormone, ainsi que la petite équipe était surnommée en raison de son accointance avec cette confession religieuse, inscrivait soigneusement les moindres faits et gestes de l’homme d’affaires. À la date du 14 juin 1969, ils se résumaient à un aller-retour à la salle de bain à 1 h 40 du matin, suivi par le visionnage d’un film d’espionnage à la télévision depuis son fauteuil de relaxation inclinable.
— Mes funérailles avec Berlin réalisé par Guy Hamilton avec Michael Caine. Il s’est assoupi pendant le générique de fin.
— Bien, il a vu le film jusqu’au bout. Voilà qui va m’éviter un coup de fil à la chaîne afin de les convaincre de le repasser cette nuit.
La pièce où ils s’étaient installés correspondait au salon de la suite, transformé en bureau de fortune, avec une photocopieuse capricieuse et des téléphones, derniers liens entre le monde et Howard Hugues. Une armoire contenait un stock - renouvelé en permanence avant épuisement - de gants de coton, de boîtes de mouchoirs en papier et de seringues avec lesquelles Howard Hughes s’injectait ses doses de codéine.
Crawford colla son oreille à la porte qui communiquait avec la chambre de Howard Hughes. On entendait le son de la télévision en marche, toujours très fort pour compenser la perte d’audition du millionnaire. Crawford sacrifia au rituel qui commandait de laver ses mains plusieurs fois de suite avant d’enfiler une paire de gants en coton et d’attraper le plateau avec un verre de jus de fruit. Myler lui ouvrit obligeamment la porte et la referma sitôt entré. Il fallait toujours un petit temps d’adaptation aux yeux des employés, en raison de l’obscurité qui régnait dans la pièce. L’ancienne gloire de l’aviation et producteur cinématographique vivait dans le noir, les rideaux constamment tirés. Il flottait une odeur de renfermé et de corps mal lavé. Crawford était incapable de citer précisément la dernière fois où Howard Hughes avait accepté de prendre une douche. Un an ? Plus peut-être. L’homme, prisonnier de sa peur d’être contaminé par des microbes imaginaires ou réels, baignait dans la crasse, se mettant dans une colère folle si on osait proposer de nettoyer sa chambre.
Il était allongé sur le fauteuil, nu, la barbe descendant sur la poitrine, les cheveux gris effleurant les épaules. Il lui arrivait de se faire livrer des vêtements, mais il avait renoncé à en porter depuis longtemps. Avec une dextérité née de l’expérience, Crawford contourna la montagne de mouchoirs en papier et de journaux périmés qui s’accumulait sur le sol et posa son plateau sur une petite table. Réveiller Howard Hughes nécessitait un protocole très strict, détaillé dans le manuel qu’il leur avait remis. Armé de huit épaisseurs d’essuie-tout, il pinça le gros orteil d’un des pieds du multimillionnaire, lui infligeant une pression croissante jusqu’à ce qu’il ouvre les yeux. Les ongles de l’homme qui, jadis, avait séduit les plus belles actrices d’Hollywood étaient démesurément longs et noirs de saleté.
Il bougea. Crawford relâcha immédiatement sa pression et fit un pas en arrière. Howard Hughes ne supportait pas d’être touché. Il ne tenta nullement de masquer sa nudité. D’un petit geste, il ordonna à son aide d’éteindre la télévision. Crawford s’exécuta puis déplaça le plateau afin de le mettre à sa portée. Le petit-déjeuner consistait en un simple verre de jus de fruit qu’il sirotait lentement, des heures durant.
Crawford attendit l’ordre suivant.
— Film.
La chambre servait également de salle de projection pour les longs métrages qu’il louait. Crawford se débarrassa de ses feuilles d’essuie-tout et se dirigea vers l’étagère où les bobines étaient rangées. Howard Hughes tourna lentement la tête dans sa direction. Crawford suivit son regard. Il se doutait du film sur lequel il porterait son choix. Hugues le visionnait régulièrement. Il l’avait produit des années auparavant et lorsqu’il avait vendu RKO Pictures, sa société de production cinématographique, il en avait racheté les droits et toutes les copies existant sur le marché.
Howard Hughes battit des paupières pour marquer son assentiment. Crawford se chargea de lancer la projection. L’homme le congédia d’un simple mouvement du doigt.
— Alors ? demanda Myler, stylo en main pour noter l’heure à laquelle le jus de fruit avait été servi.
— 15 h 09, répondit Crawford en jetant un coup d’œil à sa montre, il regarde un film sur écran.
— Lequel ?
— À ton avis ? répliqua son acolyte avec un haussement d’épaules désabusé. C’est la troisième fois cette semaine.
— Le Conquérant, n’est-ce pas ?
Crawford opina du chef.
— Ouais. Le film maudit. Celui qui les tue tous, les uns après les autres.