Fille perdue
Anicette était la petite dernière, la jolie poupée choyée par sa famille. Jusqu’au jour où on la surprend en train de commettre le plus indicible des péchés : poser la main sur son corps, se caresser. Petite fille devenue fille perdue, voici l’enfant chassée de sa famille et condamnée à grandir entre les murs de «l’institution».
C’est là que des religieuses tentent de chasser le vice du corps et des esprits de ces filles de rien. Celles dont les mères se prostituent, celles qui sont nées de pères inconnus, celles dont le corps ne ressemble pas à ce que l’on attend d’une femme... Et si la foi ne suffit pas, c’est peut-être à Paris, entre les mains des médecins que ces enfants devront être conduites.
Roman construit sur un fond historique passé sous silence, Fille perdue nous parle d’une époque où la morale et la science conjuguaient leurs efforts pour maintenir le joug pesant sur le corps des femmes.
Extrait
La petite monte les trois marches de pierre du bureau de la quincaillerie. Tout un monde, le bureau: siège du va-et-vient des hommes, cabinet secret des cahiers de comptes et de commandes, dépôt d’objets hétéroclites, antre où se ramassent les odeurs de ferraille, de savon noir et de jute. La petite s’arrête sur le seuil de la porte ouverte. Après ce qui s’est passé, on lui a promis la maison de redressement. On est près de Noël, elle ne le fêtera pas ici, on l’aura expédiée à la montagne, elle ne peut le croire. Il fait nuit, le ciel touche terre, et elle perd pied. – Approche. Gratien Bru, le grand-père. Debout devant les rayonnages qui s’élancent jusqu’au plafond. Sur fond d’étagères, sous la lampe à pétrole qui vacille au milieu des paperasses, l’aïeul, son coupepapier en main. Plus grand qu’à l’accoutumée. Et la petite, en quatre jours, s’est subitement tassée.
– Agenouille-toi.
Ni bonjour ni bonsoir. La petite obéit surle-champ, en Petit Poucet, en particule, en grain de poussière, en rien du tout qui ne devrait plus être dans la grande maison, qui ne devrait plus être dans la ville ni sur terre, qui ne devrait plus être. Elle s’efface du mieux qu’elle peut. Il lui faut travailler à sa disparition. Depuis mercredi, elle est enfermée dans sa chambre, loin des regards, captive de la rage du grand-père et du père, captive de la colère de la grand-mère, captive de l’air perdu de la maman. Et par sa faute, sa très grande faute, les Bru, quincailliers de père en fils, pignon sur rue, de l’oseille plein les poches, sont prisonniers du regard des autres.
– Ouvre ton paroissien.
La lame pointe l’ouvrage. La petite déplie son livre de prière entre ses doigts gourds, tête baissée qui cogne la poitrine qui bat faiblement. Qui bat sa coulpe.
– Demande pardon à Dieu pour tes péchés.
– Je demande pardon. Il fait un froid de loup, la petite ne retrouve pas la voix du grand-père. Il est devenu un autre, elle grelotte.
– Lis ton acte de bon propos.
– Ô le plus patient et le plus généreux.
La lame du coupe-coupe se redresse, happe la lumière, lance un éclair.
– Je t’entends mal. Plus fort.
– Ainsi donc, ô mon Dieu… je me propose avec le secours de votre grâce.
Elle psalmodie d’une voix blanche, ne reconnaît plus son timbre, ne se reconnaît plus.
– Plus de pensées, de désirs, de paroles ou d’actes qui soient le moins du monde contraires à la pudeur et à la charité.
C’est le curé Vidal qui a recommandé le passage.
– Plutôt mourir, ô mon Dieu, plutôt expirer ici devant vous, que de jamais vous déplaire.
Dans la maison Bru, toutes les voix ont changé.
– Ainsi soit-il. Une voiture te conduira demain à l’institution des sœurs. Adieu.
Le grand-père plaque le plioir sur le bureau. Ça claque sur le bois. Ça met un point final. La petite se relève péniblement. Le grand-père est dur et froid comme le fer des haches et des faux. Elle passe la frontière de l’épais chambranle, porte son livre, porte le trou qui évase son corps, porte sa honte. Elle traverse le passage couvert qui conduit de la quincaillerie à la maison. Le vent siffle dans son dos, elle franchit la lourde porte, monte l’escalier de bois encaustiqué qui gémit crûment, elle gagne le palier.
– Viens-t’en vite avant d’attraper la mort.
L’arrière-grand-mère Ambroisine l’attendait. À la Sainte-Luce, les jours sont les plus courts, il fait nuit en fin d’après-midi. Toutes deux gagnent sa chambre, la petite file à sa table. La table tant aimée et son banc rehaussé d’un coussin cousu par sa maman, il faudra les quitter. Elle tremble de pied en cap. On lui a défendu de pleurer. Ce n’était pas la peine de le lui interdire, elle est devenue un puits sans fond dans lequel elle tombe sans fin, et pas une larme, c’est sec comme un coup de trique, là-dedans.
Il fait glacial. Plus de flambée dans la cheminée. Fini, le feu, pour celle qui a le feu aux fesses. Son grand frère, Côme, et leur cousin Tino sont à l’étage au-dessous. Elle ne les verra plus, elle ne les voit plus depuis le fameux jour, il faut les tenir à l’écart du mal et du malheur.