Le fils du professeur
« Mes parents, j'avais l'impression de les connaître comme si je les avais faits. Cette jeune femme très Nouvelle Vague, cinquante de tour de taille, des dents blanches et bien alignées, grande douceur un peu triste, c'était ma maman. L'autre, si grand que la plupart du temps je ne savais pas trop à quoi il ressemblait là-haut, une voix qui descendait d'entre les nuages, c'était le professeur. Mon papa. » Dans cette petite famille se joue l'éternelle aventure de l'enfance. Il y a les combats acharnés contre les copains cow-boys, les stratagèmes habiles pour trouver sa place dans la cour de récré, les questionnements existentiels et la fascination pour les femmes si indéchiffrables. Et pendant ce temps, d'autres luttent pour la liberté, tuent des présidents, marchent sur la lune, mènent une guerre froide...
Des souvenirs vagues de la maternelle aux élans de l'adolescence, Luc Chomarat nous invite à redécouvrir un monde empli de mystères et peuplé d'amis imaginaires. De sa plume impertinente et pleine d'esprit, il propose de cheminer à hauteur d'enfant sur la route faite de rêves et de défis qui mène à l'âge adulte.
Extrait
1 Pénicilline
Quand j’étais enfant je trouvais tout normal. Ma mère m’enfermait régulièrement dans la cave, dans le noir complet. Je trouvais ça normal.
La cave était située sur le palier. Chaque appartement disposait de ce petit réduit où l’on pouvait caser tout ce qui encombrait, les balais, le seau, la serpillère, et moi. Au début des années soixante j’étais une petite chose à peine débarquée, mais j’étais tellement furieux que je donnais des coups de pied dans la porte pendant des heures, ou ce qui me semblait des heures, hurlant et trépignant et crachant des larmes de rage. Puis après j’avais peur, je m’asseyais dans un coin, silencieux comme les ombres, guettant son pas à l’extérieur. Peut-être qu’elle allait me laisser là pour toujours ? On ne sait jamais avec les femmes.
Quand je dis que je trouvais ça normal, c’est tout simplement que je n’avais aucun moyen de comparer. Je ne savais pas comment ça se passait pour les autres enfants. On ne parlait pas de ça, à l’école. Car j’allais à l’école, depuis quelque temps. Un jour j’étais sorti de la cour très fier et j’avais annoncé : «J’ai un copain il s’appelle idiot.»
Pour une raison aujourd’hui obscure, je considérais ça comme un titre de gloire. Ça et le fait qu’il savait Le Fils du professeur_06.indd 11 15/04/2021 13:56Le fils du professeur 12 siffler. Il savait siffler, je ne blague pas. Pourtant lui aussi était haut comme un champignon. Ma mère se livra à une rapide enquête, et il s’avéra que mon copain s’appelait en fait Irridio, comme son père qui était italien. Ce fut une première défaite contre la réalité.
Après, j’ai étouffé. Les parois du cou se sont resserrées au milieu de la nuit, une nuit chaude et sèche. Étouffer, j’avais l’habitude. J’étais arrivé sur terre avec une double circulaire du cordon. La double circulaire du cordon laisse des traces: le désir de vivre, d’aller vers la lumière, entraîne la suffocation et la mort possible. Plus on va vers l’air libre, plus on meurt. Les enfants sont décidément une cause de souci.
On étouffait de toute façon, je suppose. Les grands ensembles, comme on les appelait à l’époque, étaient une nouveauté. Enfin, c’est à la télé qu’on parlait de grands ensembles. Maman disait: «la maison», mais la plupart des gens parlaient de cages à lapins. Je croyais que ça avait quelque chose à voir avec le fait que j’étais son petit lapin. Mais ce n’était pas la vraie raison. Avant, personne n’avait pensé à entasser autant d’êtres humains dans des espaces aussi étriqués, sauf peut-être quand on les mettait en prison. Si par exemple ils avaient tué leur femme, ou volé l’argent des impôts.
C’était un minuscule deux-pièces, mes parents avaient casé là le peu qu’ils avaient rapporté d’Algérie, les deux fauteuils en osier, les paniers kabyles et la table basse, kabyle elle aussi, et moi aussi il avait fallu me caser là. Moi aussi je viens d’Algérie.
J’aimais ma maison, ma cage à lapins, mais l’air devait être chaud et sec et le plafond à portée de main, et les parois du cou se sont resserrées dans la nuit chaude.
Mon père m’a enroulé dans une couverture. Les voilà en train de courir sur le parking de l’immeuble. Il faisait nuit, le ciel était noir comme un puits, partout autour de nous, on aurait dit qu’il dévorait les maisons. Je n’avais jamais vu ça, normalement je n’avais pas le droit d’être dehors à cette heure-là.
Je suis maintenant dans les bras de ma mère. La 2CV toute neuve a démarré tout de suite. Je me souviens de la beauté sidérante des néons de couleur qui défilaient derrière la vitre. J’ai dû perdre connaissance. Tout de suite après je regarde mon petit corps potelé, assis en couche sur la table d’examen, comme si je le voyais du dehors, et je sens ma respiration qui se calme comme après un gros chagrin. Les doigts froids du docteur sur ma peau. Je n’avais même pas senti la piqûre.
L’infirmière qui fut chargée de m’injecter régulièrement de la pénicilline, le mardi après l’école je crois, était d’origine italienne, comme Irridio, mon copain qui savait siffler. Mme Buzzi. C’était une femme courte et large, une sorte de cube qui éjectait ma mère de la pièce avec autorité. Les injections de pénicilline sont désagréables, à cause de l’épaisseur du liquide. Mme Buzzi, qui avait de grosses mains d’ours et détestait les enfants, faisait son possible pour que ce soit douloureux. Ça faisait un mal de chien, je n’ai pas peur de le dire.
Ensuite, se produisait le miracle. Mme Buzzi disparaissait avec sa mallette, et ma mère, une jeune femme toute fraîche, presque une enfant, apparaissait à la porte de ma chambre avec la petite voiture qu’elle m’avait promise.
– T’y es déjà allée ?
– Oui.
– Et t’es déjà revenue ?
Elle éclatait de rire devant ma bouille interdite, mes larmes oubliées qui séchaient déjà.
– Oui.
Une Jaguar type E. Je me souviens encore du jour de la Jaguar type E (elle ne choisissait pas toujours aussi bien).
– Une Jaguar, une Jaguar rouge !
Voilà probablement ce qu’éprouvent les hommes qui s’offrent enfin le véhicule de leurs rêves. Mais bien sûr, ce ne sera plus jamais un événement d’une telle ampleur. La dame de vos pensées vous offrant une Jaguar type E alors que vous venez de traverser une terrible épreuve. Ce ne sera plus jamais aussi intense.
Ma stupéfaction, bien sûr, ajoutait au plaisir. Car je savais très bien d’où venait la petite voiture. C’était une Matchbox, et les Matchbox on les trouvait uniquement à la maison de la presse, sur la colline en face quand ça remonte après l’école. Autant dire qu’elle avait volé jusque-là, je veux dire volé comme une sorcière, avec des ailes, un balai, quelque chose de pas normal. Personne au monde ne pouvait faire l’aller-retour à la maison de la presse, à huit cents mètres de là, sans parler de descendre et remonter les dix étages, en quelques secondes à peine.
Je n’ai jamais compris qu’elle avait acheté ma voiture le matin même, pendant que j’étais à l’école. Je n’ai jamais imaginé qu’elle pouvait anticiper cette séance de torture avec l’ignoble Mme Buzzi, quand j’en étais incapable. Pour donner une idée de ma naïveté à l’époque, la vision de ma mère se téléportant comme ils font dans Star Trek, ou traversant huit cents mètres de ciel le plus naturellement du monde, façon Silver Surfer, ça me semblait moins dingue, plus acceptable, que le fait qu’elle savait très bien que Mme Buzzi allait se pointer avec sa mallette et qu’elle n’avait rien fait pour empêcher ça, ou pour assurer notre fuite. Enfin, si, j’ai fini par comprendre. Mais il était tard, il était vraiment très tard, beaucoup plus tard dans ma vie et trop tard pour m’en remettre : ma mère était une magicienne.
Par ailleurs, elle savait que Zorro et Don Diego de la Vega étaient une seule et même personne. Comment elle avait compris ça, mystère. J’étais très sceptique, au début. Je fronçais les sourcils, sans quitter la télé des yeux.
– Mais ça peut pas être lui, Zorro, puisqu’il parle de Zorro.
– Oui, il parle de Zorro (elle avait toujours ce sourire enjôleur et sans réplique, je voyais bien qu’elle en savait long), mais je crois quand même que c’est lui, Zorro.
Évidemment la suite devait lui donner raison. Zorro et Don Diego de la Vega étaient bien une seule et même personne. Elle pouvait voir des choses qui échappaient au commun des mortels. Qui échappaient au sergent Garcia. Qui m’échappaient à moi.