Poudre blanche sable d'or
Le premier est un journaliste sans passion qui travaille pour un média de seconde zone. Vie de couple pourrie. Une fille née d’un plan d’un soir. Perspective zéro. Un bon joint au petit-déj pour oublier que les journées n’annoncent rien de neuf. Le second sort de taule. Des combines et suffisamment de relations pour faire son trou dans la cité. De la coke pour égayer le quotidien, juste ce qu’il faut. Les voici partis pour quelques jours entre potes à Malaga, histoire de décompresser. Le cadre n’est pas au top, mais au moins, ils pourront parler entre hommes. Et justement à Malaga, il y a quelques années, Farid a monté un sacré coup. De ceux qui réussissent et qu’on ne raconte pas trop. De ceux que les journalistes ne traitent pas et qui pourtant en disent long.
Dans ce premier roman, Matthieu Luzak nous propose d’accompagner dans leur virée des types qui racontent une société sans avenir et résolument contemporaine. À la manière des lyrics d’un rap cru, il nous livre les rêves et les drames des désillusionnés du XXIème siècle.
Extrait
L’écriture est ma porte de sortie
Je bipe Farid en bas de sa résidence. Il descend. Il me fait son salut, un truc que j’ai découvert avec mes coéquipiers en prenant ma licence au club de foot du quartier, il y a cinq ans: on approche nos têtes doucement jusqu’à ce qu’elles se touchent, comme une bise mais crâne contre crâne. Avec mes potes d’adolescence, j’étais habitué aux checks à l’ancienne, la paume puis le poing, voire plus récemment deux tapes dans la main, mais je me suis mis au goût du jour. La radio est sur France Info. Farid s’assoit sur le siège passager au moment des résultats du foot. Putain, t’as vu le Real, ils m’ont niqué mon ticket, ces chèvres, heureusement j’en avais un autre avec le CSKA Moscou, mais regarde ce que j’ai raté. De sa sacoche Longchamps en bandoulière, il sort des tickets Cote et Match. Celui-là, c’est mort, il le met en boule. Il en froisse un autre. Si le Real avait pas fait match nul, je prenais huit cent cinquante, il dit en me montrant son pari perdant à cent euros. Le Real m’a niqué mon combiné, moi aussi. Mais pas dans les mêmes proportions, je ne joue que des petites sommes.
À six heures du matin, on arrive vite au parking de l’aéroport. Farid me demande si j’ai pris à fumer. On devait lui laisser un truc, il a pas eu le temps ou le type a pas pu, je sais plus, je suis encore enfariné et il me parle trop vite. Oui j’ai du shit. De quoi tenir ces quelques jours oui, mais sans trop s’enfumer. Je préfère toujours assurer mes arrières, j’ai pas envie de me taper des insomnies. Farid, lui, a prévu un peu de cocaïne. Je me demande s’il tape tous les jours. On passe la fouille tranquillement à l’aéroport, notre matos dans le caleçon, on a tous les deux l’habitude. Je fume tous les jours, je voyage avec. Même en reportage à l’étranger, il me faut des joints le soir. Farid, lui, a fait des go fast et de la prison donc il transpire pas pour deux grammes de coke.
Initialement, on devait partir à quatre à Malaga. Farid, notre pote en commun Yacine, Rachid le beau-frère de Farid et moi. Des vols à quarante euros l’aller-retour. Farid me dit: on part quatre jours, je connais bien le coin, on ira se promener à Marbella, voir la mer, même si on se baigne pas hein, ça fait du bien. Il continue, on m’enlève le bracelet le 16, le 17 on part. Farid vend bien le séjour, j’ai pas de piges, pas d’obligations, ça me va. Le bracelet, il le doit à son arrestation un an plus tôt. Il a failli se faire serrer avec un kilo de coke. Il a réussi à s’en débarrasser au prix d’un délit de fuite, rébellion, violence sur personne dépositaire, blablabla. En comparution immédiate, il tombe sur un juge qui se souvient de lui, Farid a tenté de s’évader en sautant par la fenêtre de son bureau, vingt ans plus tôt. Le juge n’avale pas son histoire, j’avais pas mes papiers, j’ai eu peur d’aller au poste. Pour le magistrat, ça cache quelque chose, on ne court pas et on ne se débat pas quand on n’a rien à se reprocher. Un soir, Farid appelle de sa cellule. Je suis chez Yacine, qui me le passe. Bien ou quoi mon pote? Farid parle doucement, plutôt inhabituel de sa part, mais il a pas l’air déprimé, ça va, j’ai tout ce qu’il faut, c’est pour les petits que c’est dur. Il s’arrange pour appeler son fils et sa fille régulièrement. Grâce à un contrat d’embauche bidonné par son beau-frère qui gère une société de sécurité, il espère sortir au bout de six mois avec un bracelet électronique. Je lui repasse Yacine que je vois faire la gueule et les gestes du mec qui rechigne à rendre un service. Non, mais attends, je commence à cinq heures demain, ma voiture elle est pas assurée, je roule pirate. Steuplé mon frère, t’as personne d’autre qui peut le ramener ton neveu? Désolé, comprends. Yacine raccroche gêné, putain, il veut que j’aille chercher un petit du quartier, qu’on le ramène au hebs pour lui jeter du shit, un téléphone, de la C. Je peux pas moi aller à la prison, imagine je me fais gdab, je suis dans la merde, en plus je me lève tôt, je travaille. Il va pas t’en vouloir Farid, je demande à Yacine? Si, mais bon, qu’est-ce que tu veux... je peux pas. Pour que Yacine rende un service, il faut qu’il y trouve un intérêt, je l’ai remarqué depuis un moment.
Farid est libéré avant le terme de sa peine, à condition de porter un bracelet électronique. On se revoit aux matchs de foot du club ou au PMU du quartier. Un midi, devant une pizza, il me raconte en détail comment il s’est retrouvé incarcéré : contrôle inopiné en bas de chez son frère, la poisse, les flics cherchaient un cambrioleur. Lui, déplaçait un kilo. Il a dû se défaire d’une clé de bras, mettre une balayette, courir, jeter dans une poubelle au détour d’un immeuble le sac plastique qu’il avait planqué sous son sweatshirt. Heureusement, ils ont rien trouvé quand ils l’ont rattrapé alors qu’il crachait ses poumons. Il est moins entraîné qu’eux, et fume un paquet par jour. Ça m’a coûté vingt-cinq mille cette histoire. Mais bon, au moins je suis dehors... Avec ce machin. Il me fait voir le bracelet électronique sous son survêtement. Obligé d’être chez moi à 18h, je peux rien faire, même pas sortir le dimanche. Mais je vois mes enfants, c’est déjà ça. Il est pressé qu’on lui enlève le bracelet, et il me propose le séjour à Malaga, pour fêter sa vraie libération.
Quelques jours avant le départ, il m’annonce qu’on part à deux et pas à quatre. Tu comprends à quatre, même à trois, c’est chiant, pour faire des trucs, y’en a toujours un qui est pas d’accord, on perd du temps, là on va bien visiter, tu vas voir, je vais te montrer les endroits que je connais. Farid ajoute que Yacine l’a encore saoulé, il a emprunté cinquante euros à une des amies qu’ils ont en commun pour aller s’acheter de la C, il les rend pas, elle est obligée d’aller voir Farid pour qu’il intervienne, et il conclut que d’une manière générale y’en a marre de ce trimard et de ses grattages, et que s’il vient, il va falloir en plus lui payer toutes les vacances. Je suis embarrassé pour Yacine, mais je sais qu’il abuse de la générosité de Farid pour la coke, comme de la mienne pour la beuh. Je l’aime bien mais je peux comprendre qu’on soit saoulé.
Va pour Malaga en duo. Je vais enfin pouvoir bien discuter avec Farid, lui soumettre cette idée de scénario inspiré d’une période de sa vie en centre de détention, ou autre chose on verra. Chaque fois que j’ai essayé de le sonder, il a éludé, ouais pourquoi pas, on en reparle. Il est toujours speed, il a pas trop le temps, une heure par-ci par-là, un déjeuner en coup de vent, au mieux.