Le bourreau du pape: Confessions de Mastro Titta 1779-1869

Auteur : Serena Gentilhomme
Editeur : Manufacture de livres

De 1796 à sa mort, Giovanni Battista Bugatti, devenu légendaire sous le nom de Mastro Titta, rendit cinq cent seize «Justices» pour le Vatican, torturant et exécutant sur la place publique, au nom du Pape. De ce bourreau passionné par son art et porté par sa foi, il ne nous est resté que peu de choses. Quelques lignes de description de Charles Dickens et Lord Byron qui assistèrent au spectacle, le catalogue de ses exécutions commentées de sa main et des mémoires, fictives, publiées sous la forme de feuilleton dans la presse à sensation du 19ème siècle. Spécialiste de la culture italienne, passionnée par le monde du crime, Serena Gentilhomme reprend ces sources diverses pour nous livrer les mémoires apocryphes du bourreau légendaire.

16,90 €
Parution : Avril 2022
192 pages
ISBN : 978-2-3588-7860-9
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Extrait

Quis fuit ille? Qui fut-il ?
Le bourreau tenait la tête de sa victime par les cheveux, l’exhibant au peuple. Dès qu’il l’eut montrée aux quatre coins de l’échafaud, il la planta sur un piquet : c’était une petite tache blanche, sur laquelle les mouches pouvaient se poser. Ses yeux étaient tournés vers le haut, comme s’ils regardaient le crucifix. Toute couleur humaine l’avait abandonnée. Elle était grise, froide, livide, cireuse, comme le corps, qu’on emporta aussitôt. La lame fut nettoyée, l’échafaud démonté, l’odieux attirail démantelé. Le bourreau était un détestable hors-la-loi – quelle ironie de la Justice ! – qui, pendant toute sa vie, n’osa pas traverser le pont Saint-Ange, si ce n’est pour effectuer son travail. Celui-ci expédié, il alla se retirer dans sa tanière. Son spectacle était terminé.
Le touriste qui, lors de son passage à Rome, avait cherché des sensations fortes et les avait trouvées était un Anglais, et pas n’importe lequel : Charles Dickens qui, dans ses Pictures of Italy (1846), relate ainsi le « spectacle » auquel il assista le 8 mars 1845, via dei Cerchi. La tête appartenait à un certain Giovanni Vagnarelli, 26 ans, marié, paysan et coupable d’avoir détroussé et tué une dame de qualité, Anna Cotten Bavarese. Presque trente ans plus tôt, le 19 mai 1817, un autre Britannique célèbre, Lord Byron, avait assisté à la décapitation de trois condamnés – Giovanni Francesco Trani, Felice Rocchi et Felice De Simoni –, comme on peut le lire dans une lettre adressée à John Murray, son éditeur :
La cérémonie, avec ses prêtres masqués, ses bourreaux à moitié nus, ses criminels aux yeux bandés, son Christ noir avec son étendard, son échafaud, sa garde militaire, le bruit sec et rapide de la hache qui tombe, l’apparence spectrale des têtes exposées, voilà qui est autrement plus impressionnant que le vulgaire, grossier et sale new drop et l’agonie canine infligée aux victimes des verdicts anglais.
Contrairement à son compatriote, Byron montre une certaine attraction pour la « cérémonie » qui avait dû faire vibrer sa veine sombre et qui aurait peut-être stimulé l’imagination de sa colocataire préférée, Mary Shelley… Toutefois, ces deux récits ont un point commun : ils n’évoquent pas le nom de l’exécuteur, lequel, n’en déplaise à l’auteur d’Oliver Twist, était tout sauf un hors-la-loi, détestable ou pas. C’était un probe fonctionnaire qui aurait sans aucun doute osé traverser le pont Saint-Ange, si seulement il en avait eu le droit. Mais, dans l’État Vatican d’avant l’unification d’Italie, la législation était péremptoire : boia non passa ponte, le bourreau ne traverse pas le pont – sauf pour aller accomplir sa mission, bien sûr. Entre deux justices, comme on les appelait à l’époque, le fidèle serviteur du Pape Roi devait se tenir coi dans son échoppe de vendeur de parapluies, au milieu d’autres commerces miteux du malodorant Borgo Pio : la loi papale était la même pour tout le monde, même si on s’appelle Giovanni Battista Bugatti et qu’on est devenu une légende vivante, sous le sobriquet de Mastro Titta – un surnom étendu à tous les bourreaux.
Il mourut nonagénaire dans son commerce de couverture le 18 juin 1869.
Dix-sept ans plus tard, le florentin Alessandro Ademollo (1826-1891), journaliste, critique de théâtre, érudit et glaneur de curiosités historiques, publia, chez l’éditeur Lapi (Città di Castello, 1886), le carnet de Giovanni Battista Bugatti, avec cette présentation : Ce fut un bourreau modèle, un artiste vraiment digne du théâtre dans lequel il était appelé à agir. Bugatti joua son rôle pendant soixante-huit ans et il déploya son identique habileté dans toutes sortes de supplice : le bris des os, le dépeçage, la potence et la guillotine. Dans son carnet, il avait annoté la liste de ses justices, s’élevant au nombre de 516, ou, plutôt, de 514 : en effet, un condamné fut fusillé et un autre pendu et dépecé par l’aide de Mastro Titta, Vincenzo Balducci, qui le seconda à partir de 1850 et qui fut son successeur de 1865 à 1870. Précisons tout de suite que le palmarès de Balducci est loin d’être aussi impressionnant que celui de son patron : juste douze exécutions à son actif. Elles auraient dû être treize, mais celle du 23 mai 1866 fut annulée pour des raisons techniques : le condamné à la guillotine, Antonio di Giuseppe, avait bien pris place sous le couperet, mais celui-ci se bloqua. Compatissante, la foule implora la grâce et l’obtint : le public n’était plus ce qu’il avait été à la belle époque de Mastro Titta, quand les décapitations à la hache et/ou les pendaisons artisanales – ces dernières suivies du dépeçage post-mortem – justifiaient le déplacement.

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