Les hérétiques

Auteur : Elyse Carré
Editeur : Inculte-Dernière Marge
Sélection Rue des Livres

Livre choral où derrière chaque histoire personnelle se tisse une histoire partagée, une trame qui toujours semble la même, Les Hérétiques entremêle cinq destins : L’Hérétique est accusée de sorcellerie et contrainte de fuir village et famille ; Federica, militante communiste dans l’Italie des années de plomb bascule, de rage, dans le camp des Brigades rouges ; Ruth, une ménagère moyenne dans une Amérique en pleine guerre du Vietnam voit naître et s’épanouir en elle le sentiment féministe ; Ioulia, une jeune femme née dans la Russie de la fin du XXIe siècle pense, à tort, que sa beauté la mettra à l’abri du besoin ; Ispao, un être sans genre né dans une société qui semble s’être pacifiée, doit affronter la peur de l’autre et la colère de tous.
Les échos se font et se défont. Chaque personnage trace sa route, fait ses propres choix, essaie, échoue, réussit parfois… L’essentiel est de continuer l’indispensable combat pour l’émancipation.

L’Hérétique, Ruth, Federica, Ioulia, Ispao ont un point commun : le refus de renoncer. Connaître l’espoir ténu que leur destin n’est pas d’avance tracé. Se battre contre soi, s’extraire de l’inertie, de cette boue qui nous aspire et nous endort.

Ode aux luttes féministes, roman d’aventure, conte philosophique, Les Hérétiques est tout cela à la fois.

22,90 €
Parution : Juin 2020
600 pages
ISBN : 978-2-3608-4037-3
Fiche consultée 62 fois

Extrait

Die – 1572 – température inconnue
« C’était la dernière fois, grand-mère. »
Les mots percèrent le silence qui les entourait. L’Hérétique continua à brosser son matériel comme si elle n’avait rien entendu. Faire disparaître le sang. Enlever les traces. Permettre qu’au matin on ne se souvienne plus de rien.
Elle sentait Hélène l’observer depuis sa paillasse, sa petite-fille suivait avec attention le moindre de ses gestes. Elle s’était hissée sur ses coudes et le cœur de l’Hérétique se serra quand elle vit à quel point cet effort lui coûtait, ses joues palpitaient et des gouttes de sueur perlaient à nouveau sur son front. Elle aurait dû se reposer pour se remettre de l’opération au lieu de se démener pour capter le regard de sa grand-mère. L’Hérétique ne pouvait pas faire semblant plus longtemps, elle devait lui répondre.
« Qu’est-ce que tu veux dire, ma chérie ? »
Elle entendit le corps de la jeune femme s’affaisser sur son lit. Ce n’était pas la réponse qu’elle attendait mais l’Hérétique n’avait pas le choix; il fallait que la solution vienne d’elle. Ne rien présupposer, ne rien brusquer. La laisser arriver seule à la conclusion. Autrement, elle lui en voudrait, forcément.
« Tu sais très bien ce que je veux dire. Fais ce qu’il faut, je ne veux rien savoir.
– Tu es sûre de toi ? se força-t-elle à articuler.
– Tu veux que je meure la prochaine fois ? »
L’Hérétique leva finalement les yeux de la dague dont elle frottait frénétiquement la lame avec de la cendre. Elle regarda sa petite-fille; le corps d’Hélène reposait sur la paillasse et des spasmes la parcouraient, obligeant la jeune femme à effectuer des mouvements brusques, des coups de pied, des torsions du cou. L’Hérétique était incapable de déterminer si ces spasmes étaient provoqués par la douleur ou par l’émotion.
« J’aurais pu y rester cette nuit, prononça-t-elle à grand-peine. Tu le sais mieux que moi.
–Je ne veux pas que tu me le reproches plus tard, s’entêta la grand-mère.
– On n’en parlera plus. Jamais. Et je n’en dirai rien à Alexandre. »
L’Hérétique hocha la tête en silence. Il n’avait jamais été question qu’elle évoque la moindre des venues d’Hélène au mari de sa petite-fille. Elle savait faire preuve de discrétion. Cette fois encore, les instruments étaient lavés, le scalpel, la pince, la dague, il n’y avait déjà plus trace de l’opération qu’elle venait d’accomplir, seulement de la cendre qu’elle disperserait au petit matin.
Elle avait pris l’habitude de camoufler ses interventions du temps où son Michel était encore en vie. Les gestes étaient entrés en elle et, des années après, alors que plus personne ne pénétrait dans son logis sauf pour lui demander de l’aide, elle continuait à exécuter son rituel avec précision.
L’Hérétique reporta son attention vers son étagère sans ajouter un mot. Elle ferait ce que lui demandait sa petite-fille. Le cèdre pour représenter Alexandre. Le lin pour Hélène. Le lin envelopperait et ligaturerait le cèdre. La sève du cèdre ne pourrait plus s’infiltrer dans le terreau d’Hélène, la rigueur du lin lui ferait barrage. L’Hérétique n’aurait plus jamais à l’en débusquer, elle ne risquerait plus la vie de sa petite-fille pour la prémunir d’une énième grossesse, elle ne lui ferait plus avaler d’herbe ni de vinaigre.
Son regard parcourut l’étagère. De la sauge pour assainir. Toujours brûler de la sauge avant une telle opération.
L’Hérétique mit la main sur son bouquet et arracha une feuille, la positionna sur la branche de cèdre, l’entoura de tissu et serra de toutes ses forces. Elle déposa son ouvrage avec précaution aux pieds de la petite et alluma trois bougies qu’elle plaça à droite, à gauche et au-dessus de sa tête. Elle récitait en même temps une incantation qui ponctuait chacun de ses gestes. Les mots l’apaisaient, lui rappelaient qu’elle n’improvisait rien, qu’elle n’avait qu’à mener à bien le travail qu’on lui avait appris. Elle servit un nouveau verre d’alcool de verveine à Hélène, la força à le boire, puis en répandit sur ses ustensiles et sur l’assemblage de cèdre et de lin. Elle prit la bougie qui couronnait la tête de sa petite-fille et l’utilisa pour mettre feu au mélange de tissu et de bois imbibé d’alcool avant de le reposer à sa place. Elle devait maintenant se dépêcher, l’opération devrait être finie avant que le bois n’ait achevé de se consumer. Elle cautérisa la lame de son scalpel à la flamme de la bougie et expira longuement, pour calmer son pouls et assurer la précision de son geste. Tout en récitant ses formules à voix basse, elle se prépara à reproduire l’intervention que sa mère lui avait fait promettre de ne réaliser qu’en tout dernier recours. Les risques étaient nombreux et Hélène, entre toutes, en était informée.
Lorsque l’Hérétique atteignit le niveau de concentration nécessaire à l’opération, consciente du moindre de ses mouvements, attentive à l’extrême aux signaux que lui enverrait ce corps en souffrance, elle souleva le scalpel et l’enfonça dans le sexe de sa petite-fille.

Informations sur le livre