Sirènes
Dans un monde post-apocalyptique, dominé par les yakuzas, l’humanité s’éteint peu à peu, victime du cancer noir provoqué par les rayons d’un soleil maudit. Les riches vivent désormais sous terre, réfugiés dans les bunkers d’Underwater. Pour le bon plaisir de la yakuza, on élève des sirènes destinées à être consommées sous forme de viande de mer. Mais dans ce monde qui se divise désormais entre ceux qui meurent et ceux qui jouissent, Samuel, simple surveillant dans un bassin d’élevage, se laisse un jour tenter par le plus dangereux des plaisirs : il s’unit à une sirène femelle. Ainsi naît Mia, mi-sirène mi-humaine, une créature hybride porteuse peut-être, d’un nouvel espoir.
L’écriture puissante, cruelle et délicate de Laura Pugno fait surgir les questions de l’exploitation animale, de l’asservissement des femmes, de la frontière de plus en plus trouble entre l’humain et le non-humain.
Dans Sirènes, ce qui importe n’est plus la fin de l’humanité, mais de savoir si une nouvelle espèce consciente lui survivra.
L’univers littéraire de Laura Pugno est largement inspiré des univers post-apocalyptiques, du monde sauvage et des réflexions philosophiques sur le non-humain. Ces thèmes forts sont tissés dans une écriture d’une très grande délicatesse, mêlant avec grâce l’imaginaire, la sensualité et une maîtrise exceptionnelle du récit.
Extrait
Samuel monta sur la plate-forme surplombant les bassins et ouvrit l’un des casiers. Il ôta son survêtement au logo de la yakuza – un y stylisé dans un cercle enso, lequel semblait tracé en lettres de sang – et enfila sa combinaison de néoprène.
Le bord du bassin était désert, il était seul dans l’élevage. À cause de l’épidémie de cancer noir, il y avait eu des coupes dans le personnel. Seuls étaient restés Samuel et Ken’nosuke, les deux surveillants qui travaillaient en rotation, les techniciens vétérinaires et les ouvriers chargés de l’abattage de la viande.
C’était l’un des sites les plus petits, l’un des premiers. D’autres établissements plus grands et plus modernes se trouvaient ailleurs dans la réserve marine yakuza.
La saillie des sirènes était sur le point de commencer. Sitôt finie, Samuel lancerait le renouvellement de l’eau des bassins depuis le panneau de contrôle du système de vidange. L’une des choses qu’il aimait faire.
L’eau de l’océan entrait par aspirations et tourbillons. La grille de filtrage régulait sa puissance, permettant une osmose douce et maîtrisée entre mer intérieure et mer extérieure. Mais si Samuel commettait la moindre erreur, s’il n’encastrait pas parfaitement la grille dans le rail de fermeture, la furie de l’eau emporterait tout avec elle.
De la même manière, les vagues de l’océan balayaient les plates-formes externes des élevages de la réserve yakuza, située au large de la côte de la Nueva Bahia California, dans les eaux d’Underwater, où personne – et certainement pas le gouvernement des Territoires – n’aurait pu les découvrir, et encore moins voulu contrôler ce que les yakuzas y faisaient. Pas avec l’épidémie de cancer de la peau – le cancer noir, le soleil noir – qui dévorait la population.
Samuel aurait voulu tout détruire, il aurait pu le faire.
Cette pensée lui apportait un grand réconfort.
Sadako était morte l’année précédente, à dix-sept ans. En plein été, quand le cancer noir est le plus féroce. On l’appelait cancer, mais c’était bien plus qu’une prolifération affolée de cellules. C’était, du moins selon le Mermaid Liberation Front, le châtiment divin pour ce que l’espèce humaine avait fait aux sirènes.
Samuel avait des dreadlocks blondes jusqu’à la taille. Le jour où il avait inoculé une dose d’euthanasie à Sadako, il s’était rasé la tête. Sadako n’aurait pas souhaité qu’on lui rende hommage ainsi. Un crâne rasé signifiait s’exposer à coup sûr au cancer noir, en commençant par la tête, surtout pour un phototype 1.
Mais Sadako était morte.
En bas, dans le bassin, les sirènes mâles couvraient les femelles.
La saillie était frontale. Les femelles étaient plaquées contre le bord des piscines, écrasées sous le poids des mâles, beaucoup plus grands qu’elles.
Habituellement dociles comme des vaches, les sirènes femelles se révélaient incroyablement féroces à la fin de l’accouplement. Dès que cesserait l’effet de l’hormone qui les maintenait dans cet état narcotique et hébétées, à la merci des mâles, elles les tueraient et les dévoreraient en partie. C’était le seul cas où l’espèce consommait de la viande – du moins c’est ce que croyaient les scientifiques.
Après le massacre, l’eau se noircirait de sang et il faudrait ensuite évacuer les carcasses dans l’océan, puis procéder à la vidange des bassins. Les mâles servaient seulement à féconder les femelles, leur chair était toxique pour l’homme.
Aussi voraces que leur réputation le disait, les sirènes, une fois domptées et domestiquées, ne chantaient pas pour l’oreille humaine. Elles émettaient parfois un cri strident de mouette ou de phoque, mais leur véritable chant était un appel ultrason, qui rendait les chiens fous et, bien qu’il fût imperceptible pour lui, peut-être l’homme aussi.
Depuis que l’on avait introduit l’abattage mécanisé pour remplacer l’égorgement manuel, la viande de mer s’était rapidement diffusée sur le marché. Les statistiques montraient que les employés des abattoirs présentaient une nette tendance au suicide. Pour cette raison, les bassins de la mort des nouveaux sites étaient insonorisés, mais celui où Samuel travaillait comptait parmi les plus anciens.
Seules les femelles poussaient des cris et bramaient. Les mâles, quant à eux, étaient complètement muets.
Les sirènes mâles, pensait Samuel, sont de faux bourdons.
Certains chercheurs avaient assuré qu’il ne s’agissait pas d’une espèce unique, mais de deux différentes, mystérieusement hybridées en une troisième, la forme originelle de la sirène étant femelle, tandis que les soi-disant mâles n’étaient qu’une espèce commensale.
Sale fin pour un commensal, songea Samuel en boutonnant sa combinaison de plongée.
Le dimorphisme sexuel était gigantesque. Les mâles étaient des dugongs de petite taille, sans rien d’humain. Les femelles étaient des bêtes à viande et à lait, et en même temps des femmes, sans parole ni jambes, le muscle unique de leur queue capable de briser la colonne vertébrale d’un homme, le vagin lisse, protégé de l’abrasion de l’eau de mer par une sécrétion nacrée.
Elles vous regardaient avec des yeux vides, éteints, d’un vert marine ou d’outremer, les membranes nictitantes de leurs paupières pareilles à des morceaux de plastique sale, leur visage presque encore un museau – semblable à celui d’une vache, pensa Samuel –, tandis que ce qui compliquait leur corps, c’était leur longue chevelure – si tant est que l’on pût désigner ainsi l’unique masse élastique bleu-vert ou azur vif qui descendait le long de leur dos et ondoyait dans l’eau comme les tresses de la plus belle des adolescentes –, leurs bras vert clair aux mains palmées et leurs seins toujours gros et lourds aux mamelons vert foncé, très durs, dont sortait, pendant l’œstrus, un lait douceâtre. Samuel en avait bu plus d’une fois, quand il lui était arrivé d’en voler dans l’élevage.
Leur queue était couverte d’écailles, vertes ou bleues, qui devenaient violettes avec l’âge, mais les sirènes ne pouvaient pas vieillir dans les abattoirs. Leur chair devenait granuleuse avec le temps. Le morceau le plus apprécié était le veau de sirène, jeune et tendre. La viande de mer était très demandée.