Le ciel les yeux fermés

Auteur : Adam Ehrlich Sachs
Editeur : Inculte-Dernière Marge
Sélection Rue des Livres

En 1666, un vieil astronome prédit qu’une éclipse solaire totale va plonger l’Europe dans les ténèbres pendant quatre secondes. Non seulement il est le seul dans la communauté scientifique de son époque à oser une telle prédiction, mais en plus il est parfaitement aveugle – on lui a arraché les yeux dans des circonstances mystérieuses. Intrigué par cette rumeur, le jeune Leibniz, encore étudiant mais déjà chantre de la raison, décide d’aller passer les trois heures qui précèdent la prétendue éclipse en compagnie de cet étrange vieillard. Dans l’attente du phénomène, l’astronome dévoile peu à peu au futur philosophe les arcanes de son passé… et voilà le lecteur embarqué dans une histoire pleine de chausse-trapes et de circonvolutions, où, un peu à la manière du Manuscrit trouvé à Saragosse de Potocki, les récits s’enchâssent de façon diabolique, chaque digression relançant le suspense qui précède l’éclipse.

Avec ce premier roman où la rigueur de la narration n’a d’égale que la folie des faits rapportés, Adam Ehrlich Sachs s’amuse du langage philosophique en appliquant des raisonnements philosophiques à des situations toutes plus farfelues les unes que les autres. L’auteur réussit ainsi la prouesse de réinventer un dix-septième siècle obsédé en apparence par la raison mais secrètement rongé par toutes sortes de dissensions tout en plongeant le lecteur dans un tourbillon d’extravagances. En digne héritier de Kafka, Nabokov et de Bernhard, Sachs prouve une fois de plus que la virtuosité du langage est une arme redoutable dès lors qu’elle s’empare du bruit et de la fureur des hommes.

Traduction : Christophe Claro
19,90 €
Parution : Août 2020
280 pages
ISBN : 978-2-3608-4065-6
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Extrait

Dans un compte rendu envoyé aux Philosophical Transactions, qui pour une raison ou une autre ne parut pas dans cette revue, pas plus que dans une autre, d’ailleurs, le jeune G.W. Leibniz, qui tout au long de sa vie s’est montré très curieux des miracles et autres aberrations de la nature, a relaté son étrange et troublante rencontre avec un certain astronome ayant prédit qu’à midi le dernier jour du mois de juin 1666, à l’heure la plus radieuse du jour le plus radieux ou presque de l’année, la Lune passerait très brièvement, mais très précisément, entre le Soleil et la Terre, plongeant la totalité de l’Europe dans l’obscurité absolue pendant un court instant, « une obscurité sans équivalent dans notre histoire, mais ne devant durer que quatre secondes », prédit l’astronome, à en croire Leibniz, une éclipse qu’aucun autre astronome en Europe n’avait prédit, et qui, l’expliquait Leibniz, avait attiré son attention en partie parce que l’astronome en question, dont les observations des planètes et des étoiles fixes étaient dit-on parmi les plus exactes et les plus précises jamais effectuées, supérieures en cela à celles de Tycho, était aveugle, et « non seulement complètement aveugle, écrivait Leibniz (dans ma traduction du latin), mais en fait entièrement privé d’yeux ».
On ne pouvait le soupçonner de feindre la cécité car ses orbites, de toute évidence, étaient creuses, écrivait Leibniz, chez qui cette rencontre semble avoir à la fois précipité et conclu la seule crise intellectuelle majeure dans une carrière philosophique dominée par ailleurs par ce rationalisme optimiste qui a fait sa réputation, et pour lequel, au moins depuis Voltaire, on l’a régulièrement moqué.
Or le bruit courait que cet astronome avait construit le plus long télescope que l’homme ait jamais connu, et par conséquent le plus puissant, un télescope dont la longueur disait-on avoisinait deux cents pieds, rapportait Leibniz; mais d’après toutes les lois de l’optique connues, la véritable puissance d’un télescope dépend également de la puissance de l’œil qui regarde dedans, que ce soit le gauche ou le droit, or la puissance de l’œil dépend bien entendu de l’existence de l’œil, et dans le cas présent aucun œil n’existait, «ni le gauche ni le droit ». C’est pourquoi, à la mi-juin, quand Leibniz quitta Leipzig pour se rendre en Bohême – d’abord en voiture, sur des chemins forestiers pommelés de soleil, puis, parvenu aux contreforts, à cheval, en longeant les sombres entrées des mines de sel et enfin, dans les hautes montagnes, à pied, sur des sentiers boueux modelés par les chèvres, empruntant des cols encore très enneigés, un voyage qu’on aurait du mal à l’imaginer accomplir avec sa grosse perruque bouclée et ses précieux collants de soie si nous ne possédions pas le témoignage écrit qu’il en fit, bien que l’image absurde de la perruque leibnizienne dépassant d’une congère, ou celle de Leibniz lui-même contournant une chèvre, ait suffi dans certains milieux à jeter quelque doute sur l’authenticité dudit document –, il savait qu’il allait très certainement se retrouver face à un mystique, un fou, ou un rusé imposteur. Mais il existait, ainsi qu’il l’expliqua aux Philosophical Transactions, une quatrième et sans doute dernière possibilité, une possibilité aussi intrigante qu’elle était improbable ; à savoir qu’il allait rencontrer là-haut, sur les monts enneigés de Bohême, un homme de raison, un homme de science, dont le bref instant d’obscurité par lui prophétisé se produirait bel et bien, qui en d’autres termes scrutait le ciel de ses orbites creuses et voyait néanmoins ce qu’aucun autre astronome au monde ne pouvait voir, prévoyait sans le recours des yeux ce qu’avec deux yeux ceux-là ne pouvaient prévoir. Si tel était le cas, conclut Leibniz, alors quand la lumière se ferait de nouveau quatre secondes plus tard, les lois de l’optique s’en trouveraient à jamais chamboulées, les connaissances piétinées, l’esprit humain intimement lié au monde, et l’œil humain plongé dans la disgrâce.
Il comptait atteindre l’observatoire au petit matin du vingt-huit juin, y passer deux jours et deux nuits afin d’« évaluer rigoureusement mais discrètement la santé mentale de l’astronome » au moyen d’« une série d’entretiens subtilement rigoureux allant du politique au théologique », c.-à-d., du plus bas au plus élevé, « en passant par l’éthique, la logique, l’astronomie et la métaphysique », et enfin à midi le troisième jour, c.-à-d. le trente du mois, d’observer aux côtés de l’astronome l’occultation prédite du Soleil, les quatre secondes annoncées d’obscurité sur Terre, « preuve sine qua non de sa santé mentale ».

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