S'en aller

Auteur : Sophie d'Aubreby
Editeur : Inculte-Dernière Marge

Peu après la première guerre mondiale, pour fuir l’atmosphère compassée d’une adolescence bourgeoise, Carmen s’engage comme marin sur un bateau de pêche en Mer du Nord. Afin d’exercer ce métier réservé aux hommes, elle doit se vêtir comme eux, adopter leurs gestes, dissimuler son identité. Elle ne sait pas encore que ce départ est le premier d’une longue série. Bientôt, c’est la danse qui lui révélera
une autre dimension du monde. Et qui fera entrer dans son existence son double lumineux, compagne et indéfectible amie, Hélène.

Des mers froides jusqu’à l’île de Java, de son engagement dans la Résistance jusqu’à ses derniers jours de femme âgée, les épisodes de la vie de Carmen sont autant de jalons sur les chemins de la liberté. Où, toujours, les expériences du corps vont de pair avec un moment d’initiation politique.

Hymne à l’amitié, récit d’une émancipation féminine au cours du XXe siècle, S’en aller montre subtilement comment les luttes des femmes d’aujourd’hui font écho à celles de leurs aînées à travers l’Histoire. Carmen est l’une d’entre elles.

Sophie d’Aubreby est née en 1988. Elle vit et travaille à Bruxelles. S’en aller est son premier roman.

18,90 €
Parution : Août 2021
250 pages
ISBN : 978-2-3608-4118-9
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Extrait

Elle prend une grande inspiration. La plus grande, la plus profonde possible. Une inspiration à s’en déchirer le diaphragme. Comme pour ériger un peu plus haut le rempart contre l’épuisement. Ravaler le sanglot qui monte.
Le sel lui rougit les yeux et la fatigue pèse sur ses mouvements. Elle s’essuie le nez d’un revers de manche. Trente nœuds. Le vent frappe fort partout où la peau s’offre. Elle se racle la gorge après avoir reniflé, en prenant soin de ne pas y mettre de voix. La salive et les glaires remontent le long de sa trachée. De sa bouche entrouverte s’élève un bruit liquide. Éboulis inversé. Un jaillissement visqueux. Crachés avec force, la salive et le mucus opaque s’étalent, s’aplatissent sur le sol glissant. Les autres s’affairent déjà autour des filets.
À mesure qu’elle approche de leurs dos épais, elle découvre à leurs pieds les harengs qui se débattent. Ils fouettent l’air, éperdus. Leurs queues minuscules reflètent la lumière grise et diffuse du ciel, que rien ne distingue de la mer. Les nuages, gorgés du soleil qu’ils cachent, obligent à plisser les paupières. Elle regarde les filets, les bouches qui s’ouvrent, rondes et agitées, les yeux qui se révulsent, les oiseaux qui s’y reflètent ; et se demande ce que ça fait, d’étouffer d’un trop-plein d’air.
Sur le pont, les filets sont pleins de ces lames argentées, secouées de spasmes. Elle bouscule l’un des dos en rejoignant le groupe, déjà occupé de toutes ses mains à alléger les poissons des colliers de tripes et des tissus mous qui pourraient précipiter leur décomposition. Deux facteurs altèrent la conservation des chairs mortes : les germes et la température. La température n’est pas un problème, on grelotte, les dents claquent, les muscles juste sous la peau s’actionnent sans cesse. Tout l’enjeu tient dans l’éviscération minutieuse et le nettoyage de la prise. Chaque doigt s’y applique. Le poisson doit rester consommable, c’est comme un mantra répété par tout l’équipage. Une fois au port la vente en dépend. Consommable, t’entends. Plus il se gâte, moins on est payé. On le lui dit, on le répète.
Tous, ils seront payés en fonction de la vente, peu importe l’effort, peu importe l’investissement de départ. Et bien entendu, peu importe le nombre d’heures à se faire fouetter le visage par le vent mouillé à plusieurs milles des côtes.
Si le poisson pourrit tout aura été vain, ils répètent, la peau, les traits tendus par les muscles en dessous. Quelque chose comme un vent mauvais trouble la surface des éléments habituels: paupières, sourcils et commissures se crispent, s’affaissent. Des cadavres mal vidés rejoignent parfois le tas. Les épidermes frémissent. Elle se dit qu’au prochain poisson mal ouvert ou mal vidé, un coup partira. Quelque part plongés dans les filets de chairs mourantes, des poings se serrent. Une tension plus ancienne qu’elle électrise le fil qui les lie et les anime. Un coup part, dont elle n’entend que le bruit. C’est le premier. Rapide. Soudain mais pas surprenant. Elle l’attendait. Le grognement de l’abdomen qu’il heurte. Le craquement de l’une ou l’autre phalange. L’attroupement d’accroupis se renverse à la manière d’un cercle de dominos. Les bousculants, les bousculés. L’adrénaline lui rend chaque son très précis, très audible. Les os qui craquent, les chairs qui encaissent. Les nez éclatés. Le sang qui gicle. Elle se redresse maladroitement, précipitée, guidée par la peur qui prend les commandes. La peur qui gaze ses réflexes, se répand comme une drogue dans le réseau de ses veines. Elle s’écarte, un pas en arrière, un deuxième, le sol est trempé, attention aux déchets, aux écailles, aux boyaux plus glissants que l’eau. Les bras volent, les jambes se soulèvent, ne pas se joindre à la mêlée, se faire petite, reculer encore, sans avoir l’air de se sauver, disparaître, se faire oublier, ne pas fermer les yeux. Faire attention. Elle n’a pas senti tout de suite le coude juste à côté lui entrer dans le flanc. En fait, elle n’a même rien senti du tout. Elle a vu la scène d’un peu plus haut. Elle au sol, et cet homme affalé sur elle, bousculé par un autre, le coude enfoncé dans ses côtes. Son bras à lui dans son abdomen à elle. Il veut se relever, il prend appui dans ses entrailles. Là, elle sent. Elle sent quelque chose céder à l’intérieur, un mouvement souterrain qui ne devrait s’en aller pas exister. Elle entend quelque chose d’indistinct juste au-dessus de sa taille et sent immédiatement une douleur lancinante lui traverser le ventre.

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