L'aiguilleur
Au fin fond de la forêt russe, alors que Staline accélère les déportations dans les camps, un vieil aiguilleur chargé de l’entretien des rails voit rejaillir un passé et un amour que rien ne saurait étouffer et se lance dans une dernière quête, à la fois folle et salvatrice.
Présentation de l'éditeur
Au fond de la forêt où il vit, le vieux Vassili n’entend plus le fracas des villes. Les délires de grandeur de la nation se perdent dans les bois avant de l’atteindre. Seul un portrait de Staline, accroché au mur de sa cabane, témoigne de l’omniprésence du régime. Qu’il neige ou qu’il vente, l’aiguilleur solitaire doit entretenir une portion de voie, même si les rails semblent ne mener que dans un grand nulle part…
Mais un jour, un train passe, laissant derrière lui une pluie de petits messages. En cherchant à les décrypter, Vassili va être rattrapé par les fantômes du passé et s’aventurer dans un territoire dangereux, celui des amours défuntes et des condamnés à l’exil.
Récit d’un exil au fond de soi, L’Aiguilleur dépeint la lente métamorphose d’un monde sombrant dans le silence et la nuit. Sensible aux moindres détails, aux plus subtiles nuances, l’écriture de Schmid nous plonge dans les derniers jours d’un solitaire et parvient à faire
de Vassili un personnage de légende, digne des grands romans russes.
Extrait
D’abord, en entrant, il leva le menton. On le salua, un doigt vers la tempe, sourcil haussé. Vassili, c’était un taiseux. Avant de s’avancer, il tapa la botte gauche contre la droite, par habitude, vu que la seule neige n’était encore qu’une poudreuse oubliée. Les bois s’étaient tus, ces jours. Un air apeuré montait droit aux sinus, annonçait huit mois de frimas. On ne pouvait s’y tromper. Dans l’échoppe, il faisait chaud, alors il ouvrit large son manteau qui flottait à mi-cuisse. Il inspira un grand coup. Ne rien omettre. Dernier voyage avant l’hiver. La liste, il l’avait en tête. C’est en silence donc qu’il alla, entre les rayons, prendre ce qu’il lui fallait.
Chez l’Anton, on trouvait presque tout; pour le reste, on se débrouillait. Vassili fit claquer une corde. Son chanvre crissa entre ses mains. Il dénicha de la bure, pour calfeutrer fenêtres et portes –parfois, le vent chassait les giboulées, criblait les carreaux. Il amassait ses emplettes, au fur et à mesure, sur le comptoir, au sol entassait les trop lourdes. Anton le regardait faire. Ils calculaient, tous deux mutiques. Chiche ! les totaux différeraient. Ni l’un ni l’autre ne céderait ; au fond de l’échoppe, autour d’un verre de gnôle, nous nous préparions à réclamer une trêve. L’alcool servait aussi bien de désinfectant, de combustible que de philtre.
« Voilà. » Vassili se tenait devant sa ribambelle de vivres et d’ustensiles : bâches, harnais, courroies, têtes de pioche, poisson, haches, manches, couteaux, fil de fer, clous, chou rouge, vin, gros sel, munitions. L’acheteur émit un borborygme. Le marchand leva un sourcil. Appuyé au comptoir, Anton, crayon au bec, s’avança, recula, releva, annota ; Vassili, en face, prenait l’air de celui qui surveille – mais il ne saisissait rien à l’écriture, tout se passait dans sa tête. Au fond des bois, pas besoin de lire. Aussi déchiffrait-il, quand il le devait, creusant sa mémoire. Ces signes, il les avait appris à l’armée, alors il faisait mine de comprendre. Enfin, ils furent prêts, on se frottait les mains, nos discussions se turent.
Un brusque souffle glaça leurs velléités: la porte, Danil. Derrière lui, Yulia, sa femme, ventre rond, yeux humides. Leur apparition, dans l’encadrement éblouissant, comme leur simple existence, un mystère. Fonder une famille en pleine neige, avec trois mois de soleil, sans oiseaux, sans âme alentour... Danil, il était de cette jeunesse optimiste que le Parti avait envoyée attiser le patriotisme. Avec épouse et valise, il avait voyagé, plusieurs jours, dans un train, où personne jamais ne montait. Ensemble, ils avaient vu la forêt boire toute lumière, les sapins défiler jusqu’à Maranoïsk, loin de la capitale, loin du Héros, loin du Peuple, l’espoir accroché à la poitrine – un insigne de laiton émoussé. Leurs bottes étaient passées des pavés aux chemins de terre, des trottoirs aux sentiers. Mais, toujours, ils arboraient leur bonne mine, aussi rouge que la Nation... Cependant que plus personne, dans le coin, n’y croyait encore.
Les dogmes, les colons, les galimatias avaient foutu le camp. L’horizon les avait bouffés.