Quand la lumière décline
Odyssée familiale magistrale et voyage passionnant à travers l’histoire contemporaine, ce premier roman brillant, drôle et émouvant a créé l’événement outre-Rhin où il a été couronné par le Deutscher Buchpreis, avant de conquérir la scène littéraire internationale. Splendeur et décadence d’une famille russo-allemande des années cinquante à nos jours.
Berlin, 2001. Incurable. Suite à ce diagnostic, Alexander part au Mexique, un rêve d’enfant nourri par les récits nostalgiques de sa grand-mère. Pourtant, en 1952, celle-ci a tout fait pour mettre fin à son exil et rentrer participer à la construction de l’État socialiste en Allemagne.
Le père d’Alexander aussi est revenu plein d’espoir de Sibérie, avec son épouse russe qui ne maîtrisera jamais la langue de Goethe et sa belle-mère qui ne se défera pas de ses bocaux de cornichons.
Alexander, lui, se sent vite à l’étroit en RDA. Jusqu’à la fête célébrant les 90 ans du patriarche communiste, alors que le Mur est sur le point de s’effondrer, où tous ces destins vont se croiser, s’affronter, se rencontrer ou se séparer…
De Mexico à Berlin en passant par Moscou, les voix de quatre générations s’entremêlent pour dire l’histoire d’un monde, d’une famille, d’une vie, quand la lumière des idéaux décline.
Extrait
2001
Alexander
Deux jours durant, il est resté allongé sur son canapé en peau de buffle, comme mort. Puis il s'est levé, s'est douché abondamment pour éliminer toute trace d'odeur d'hôpital, et il s'est mis en route pour Neuendorf.
Il a pris l'autoroute A 115 comme d'habitude. A regardé le monde. A vérifié s'il avait changé. Et - avait-il changé ?
Les voitures lui paraissaient plus propres. Plus propres ? Plus colorées d'une certaine façon. Plus idiotes.
Le ciel était bleu. Quoi d'autre !
L'automne était arrivé en douce, sans prévenir. Piquant les arbres de quelques taches jaunes. On était passé en septembre. Et, si on l'avait laissé partir samedi, on devait être aujourd'hui mardi. Il avait perdu la notion du temps au cours des derniers jours.
Neuendorf disposait depuis peu d'une sortie d'autoroute - «depuis peu», cela voulait toujours dire pour Alexander : depuis la chute du Mur. On arrivait ainsi directement dans la Thälmannstraße (qui n'avait pas changé de nom). La rue avait été goudronnée, avec des bandes cyclables marquées en rouge de part et d'autre de la chaussée. Immeubles récemment rénovés et isolés de façon thermique selon une quelconque norme européenne. Constructions récentes qui ressemblaient à des centres nautiques : on appelait ça des «maisons de ville».
Mais il suffisait de tourner une fois à gauche et de longer quelques centaines de mètres la courbe du Steinweg, puis d'obliquer encore une fois à gauche - ici, le temps semblait s'être arrêté : rue étroite avec des tilleuls. Trottoirs pavés et bossues par les racines. Barrières en bois pourri où couraient des punaises rouges. Au fond des jardins, derrière des herbes hautes, les fenêtres sans vie de maisons dont on se disputait la rétrocession dans de lointains cabinets d'avocats.
L'une des rares maisons à être encore occupées ici : le 7 du Fuchsbau. Mousse sur le toit. Lézardes sur la façade. Les buissons de sureau touchaient déjà la véranda. Et le pommier que Kurt avait toujours taillé lui-même poussait à tort et à travers, fouillis hirsute se dressant vers le ciel.
Le «repas à domicile» était déjà posé sur le poteau de la clôture, dans son emballage isolant. La date de mardi inscrite dessus confirmait ce qu'il s'était dit. Alexander prit la boîte et entra dans le jardin.
Bien qu'il ait une clef, il sonna. Pour voir si Kurt allait ouvrir. Peine perdue ! De toute façon, il savait que Kurt n'ouvrirait pas. Mais il ne tarda pas à entendre le grincement familier de la porte du couloir ; et lorsqu'il regarda par le fenestron, il aperçut la silhouette de Kurt - tel un fantôme - dans la pénombre du vestibule.
- Ouvre ! lança Alexander.
Kurt s'approcha en faisant de grands yeux ronds.
- Ouvre !
Mais Kurt ne bougeait pas.