La vengeance des cendres
Berlin, hiver 1946, le plus froid que la capitale ait connu au XXe siècle. La guerre est certes finie mais l'Allemagne commence à peine à panser ses plaies, et les Berlinois manquent de tout, surtout de nourriture. Dans cette atmosphère très tendue, des corps mutilés font mystérieusement surface aux quatre coins de la ville. Chacun a la peau couverte de mots écrits à l'encre, et une liste de noms inconnus fourrée dans la bouche. Le commissaire Oppenheimer est alors mobilisé pour mener l'enquête et découvre vite un point commun entre ces morts : ils avaient tous collaboré avec le régime nazi. À Oppenheimer de parvenir à retracer le passé du tueur, et à anticiper ses prochains meurtres.
Absolument captivant et redoutablement documenté, La Vengeance des cendres est un majestueux polar historique qui fascine autant qu'il instruit.
Extrait
Prologue
Weydorf, zone d’occupation soviétique
Lundi 6 mai 1946
Oswald Klinke se figea brusquement. Il croyait avoir entendu quelque chose derrière lui. Un bruit qui n’avait rien à faire là où il se trouvait.
Nerveux, il jeta un coup d’œil alentour. Il semblait être seul au milieu du vaste champ d’orge. Un amoncellement de nuages menaçants avait masqué le soleil printanier. Le vent charriait l’odeur de l’orage naissant et faisait frémir les épis. Non loin de là se dressait un mannequin de paille, coiffé d’un chapeau et vêtu de haillons flottants. Son visage sans yeux paraissait se moquer du promeneur inquiet. Mais ce n’était pas lui qui avait attiré l’attention de Klinke. D’ordinaire, les épouvantails ne respiraient pas bruyamment.
L’inconnu était-il déjà à ses trousses ? À cette pensée, Klinke frissonna. Il revenait d’un enterrement. Depuis Pâques, le glas avait déjà sonné quatre fois. Et, à présent, il devinait que la cloche ne tarderait pas à tinter de nouveau s’il ne se montrait pas vigilant.
Il avait commis une erreur en coupant à travers champs pour rentrer chez lui. S’il avait longé la grand-route, il aurait été en sécurité parmi les habitants du village. Mais ici, il ne pouvait compter sur personne.
Mieux valait peut-être feindre de ne rien avoir remarqué. Maintenant qu’il était prévenu, c’était lui qui bénéficiait d’un certain effet de surprise sur son poursuivant. De manière ostensiblement nonchalante, il marcha jusqu’à un arbre qui s’élevait au bord du chemin et se pencha pour refaire ses lacets. Du coin de l’œil, il scruta le champ d’orge.
Klinke essaya de maîtriser sa respiration. Malheureusement, il n’était pas homme de sang-froid – du moins lorsqu’il était livré à lui-même.
Malgré tout, il était préparé. Un pistolet de la Wehrmacht était caché dans la poche de son costume noir. Durant les jours agités qui avaient suivi la défaite du Reich, il avait trouvé le Walther P38 et un uniforme dissimulés dans un fossé non loin du village. Officiellement, les Allemands n’avaient plus le droit de posséder une arme à feu. Si les occupants soupçonnaient quelqu’un de faire partie des derniers partisans d’Adolf Hitler, le malchanceux était aussitôt arrêté et disparaissait à tout jamais dans une prison soviétique. Mais comme il était très rare qu’une patrouille russe fasse irruption à Weydorf, Klinke avait préféré s’emparer du pistolet. Depuis, il le portait constamment sur lui. Après tout, il devait pouvoir se défendre.
Comme il était le seul médecin dans ce coin retiré, c’était lui qui avait examiné les quatre personnes mortes récemment afin d’établir les certificats de décès. Il avait vu les signes laissés par le meurtrier, mais il avait été incapable de les interpréter. Et maintenant qu’il comprenait ce que tout cela signifiait, il était probablement trop tard.
La main prête à glisser dans la poche de son veston, il attendit que son adversaire se rue sur lui. Mais rien ne se passa. Au bout d’un moment, il perçut un bruit de sabots sur le sentier. Une charrette tirée par un cheval efflanqué avançait vers lui en cahotant.
Klinke poussa un soupir de soulagement. Le visage rond de l’homme qui menait la carriole lui était familier. C’était le vieux Richter. Comme toujours, ses cheveux hirsutes jaillissaient de sous le rebord de son chapeau. Vêtu de son complet du dimanche, il rentrait sans hâte chez lui. Présent lui aussi à l’enterrement, il n’avait manifestement aucune raison de se presser.
— Puis-je vous raccompagner, Herr Doktor ? s’enquit-il en immobilisant sa charrette.
Le médecin s’empressa d’accepter l’invitation et grimpa sur le banc du véhicule. Richter fit claquer les rênes ; pesamment, la carriole s’ébranla.
Klinke souleva son chapeau pour essuyer son front dégarni avec un mouchoir. Le malheur qui s’était subitement abattu sur le village avait transformé sa vie en cauchemar. Toutes ses certitudes avaient été balayées. Les lieux et les gens qui l’entouraient étaient toujours les mêmes, mais plus rien ne serait comme avant.
Richter semblait ruminer des pensées similaires. Après quelques instants de silence, il émit un grognement rageur.
— Je sais, murmura Klinke en guise de réponse. C’est déjà le quatrième.
— Le quatrième d’entre nous, précisa Richter.
Klinke se contenta d’acquiescer de la tête.
Le premier cadavre avait été retrouvé dans une écurie, le crâne fracassé par le sabot d’un cheval. Le médecin avait d’abord cru à un accident tragique. Puis, cinq jours plus tard, une autre victime était décédée dans l’incendie d’une grange. À Weydorf, les pompiers volontaires n’étaient plus assez nombreux. La plupart des hommes dans la force de l’âge étaient partis pour le front. S’ils n’étaient pas tombés pour Adolf Hitler, ils étaient portés disparus ou croupissaient dans un camp de prisonniers allié. Tous les habitants du village avaient donc accouru pour combattre le feu. Seule une personne avait manqué à l’appel : le propriétaire de la grange. Au bout de quelques heures, on avait retrouvé son corps calciné dans les débris fumants du bâtiment.
Dès le lendemain, le bruit avait circulé dans le bourg que ces décès avaient quelque chose d’étrange. Les deux suivants avaient confirmé la rumeur. Le troisième défunt s’était empalé sur une faux, et le villageois qu’on venait d’enterrer avait eu la gorge tranchée. Klinke ne doutait plus un instant qu’un meurtrier sévissait à Weydorf.
Richter savait qu’il pouvait parler avec franchise au médecin. Tous deux partageaient de sombres secrets.
— Ce salopard ne prend même plus la peine de maquiller ses crimes, marmonna-t-il d’un ton rageur. Maintenant, il zigouille tranquillement nos gens en toute impunité. Est-ce vous qui avez ordonné que le cercueil reste fermé à l’église, Herr Doktor ?
Klinke opina.
— Que pouvais-je faire d’autre ? Je ne voulais pas courir le risque de provoquer une panique dans le village.
Il aurait été impossible de dissimuler le cou lacéré de la victime sous le col de sa chemise. La vue de cette plaie béante avait hanté Klinke ces derniers jours. Une atroce paire de lèvres qui lui avait jeté un sourire railleur durant tout le temps où il avait examiné le cadavre.
— C’est exactement ce que cherche le meurtrier, reprit le médecin. Il veut semer la peur parmi nous. Sinon, il ne s’amuserait pas à graver ces maudits signes sur la porte des maisons où vivaient ses proies.
Richter secoua la tête avec véhémence.
— Des gamineries. Ce sont sûrement de petits vauriens des environs qui ont fait ça.
Lorsque Klinke était allé présenter ses condoléances à la famille de la première victime, il avait remarqué un symbole gravé sur la porte de l’habitation. Comme le signe grossièrement sculpté n’avait aucun sens au premier regard, il n’y avait guère prêté attention.
La peur était venue plus tard, après le troisième meurtre. C’était à ce moment-là que le médecin avait compris. Traversant fébrilement le village, il avait observé que toutes les maisons des hommes assassinés étaient marquées d’une étrange figure.
— Je ne crois pas aux coïncidences, rétorqua-t-il. Le meurtrier sait exactement ce qui s’est passé ici. Il pense que nous sommes coupables. Et à présent, il nous élimine l’un après l’autre.
Ayant soudain du mal à respirer, Klinke desserra son nœud de cravate et ouvrit le premier bouton de sa chemise.
Richter grimaça.
— Mais que signifient ces satanés symboles ? Pourquoi le salaud chercherait-il à se trahir ? Pour nous pousser à alerter les flics ?
— Il sait que nous n’irons pas voir la police.
Richter garda le silence. Puis il approuva lentement du chef.
Les deux hommes parcoururent le reste du chemin sans un mot. Klinke ne cessait de jeter des coups d’œil autour de lui. Mais il eut beau scruter le paysage, il ne vit aucune trace de son poursuivant.
Richter tira sur les rênes en arrivant devant le domicile du médecin. Ce dernier descendit de la charrette et traversa son potager. Derrière lui, il entendit l’attelage se remettre en branle.
Au même moment, le soleil de midi perça les nuages. Légèrement ébloui, Klinke glissa la main dans la poche de son pantalon pour sortir son trousseau de clés. Lorsque ses yeux se furent habitués à la soudaine clarté, il s’immobilisa. Un symbole était gravé sur sa porte d’entrée.
S’arrachant à sa stupeur, il fit un pas en avant. C’était la même figure qu’il avait remarquée chez les quatre victimes.
Elle représentait un être humain. Cette fois, le tueur avait fait preuve de plus d’application, et Klinke s’aperçut qu’il s’agissait d’un homme doté d’une paire d’ailes.
Il frissonna. Ainsi, l’assassin voulait l’avertir. C’était la fin. Il s’était trop longtemps bercé d’illusions.
Virevoltant sur lui-même, il s’élança dans la rue pour rattraper la carriole qui s’éloignait. Il agita furieusement les bras et poussa des cris.
Surpris, Richter se retourna. En voyant le médecin affolé, il arrêta son cheval.
Klinke le rejoignit et posa la main sur le flanc de la charrette.
— Il faut prévenir les habitants du village, glapit-il, hors d’haleine. C’est moi le prochain sur la liste ! Nous devons partir d’ici. Sur-le-champ !