L'Archipel des larmes
Une nuit de février 1944, à Stockholm, une mère de famille est retrouvée morte chez elle, clouée au sol. Trente ans plus tard, plusieurs femmes subissent exactement le même sort.
Dans les années 80, le meurtrier récidive mais ce n’est qu’aujourd’hui que des indices refont surface.
Britt-Marie, Hanne, Malin…
À chaque époque, une femme flic se démène pour enquêter, mais les conséquences de cette traque pourraient s’avérer dévastatrices.
L’Archipel des larmes, magistralement construit, nous fait traverser les décennies suédoises en compagnie de femmes hors du commun, avides de justice, et déterminées à arrêter ce monstre.
Extrait
Le garçonnet, qui ne peut pas avoir plus de cinq ans, est affublé de nippes et ses cheveux sales grouillent de poux.
— Où habite ta tante ? essaie encore Elsie.
Le garçon ne répond pas. Il pince les lèvres et baisse les yeux sur ses chaussures élimées.
Sa mère, Sara la folle, est en train de cuver son vin à la maison d’arrêt, au département des femmes. Il n’a pas de père. Ça, ils le savent tous, aussi bien Elsie que les agents qui ont traîné Sara au commissariat de police de la rue Mäster Samuelsgatan il y a moins d’une heure.
Deux hommes en civil longent l’étroite allée qui mène aux appartements des policiers célibataires attenants au commissariat. Elle reconnaît vaguement l’un d’entre eux. On murmure qu’il travaille pour les services de la Sûreté générale, chargés d’identifier les menaces qui pèsent sur la nation. Mais on ne peut en parler tout haut, même ici, au commissariat.
Les hommes disparaissent, laissant derrière eux une légère odeur de cigarette. Le petit racle le sol de ses semelles et Elsie soupire. Elle a tout essayé – la douceur, la prévenance, le lait chaud. Le garçon a même goûté les gâteaux aux amandes que les agents ont rapportés ce matin de la boulangerie rue Drottninggatan. En vain.
La vue de l’enfant lui fait penser à la famille qui aurait pu être la sienne.
Elle avait un fiancé, Axel. Un homme du Norrland, grand comme un ours avec un cœur d’or. Mais, quatre ans plus tôt, le ferry qui traversait le lac Armasjärvi en Tornédalie, avec à son bord deux pelotons du régiment d’ingénieurs de Boden, avait chaviré. L’eau était glacée, les soldats lourdement harnachés – Axel n’avait aucune chance, malgré sa force physique.
Qui plus est, un mois seulement après le décès de son bien-aimé, Elsie découvrit qu’elle était enceinte. Il était trop tard pour y remédier et, de toute manière, elle ne voulait pas se tourner vers une de ces faiseuses d’anges et risquer une hémorragie mortelle sur le sol crasseux d’une cave.
Au printemps suivant, elle donna naissance à sa fille en secret. Par l’intermédiaire d’amis communs, elle avait rencontré un couple, Valdemar et Hilma. Ils lui proposèrent de prendre soin de la petite Britt-Marie, du moins jusqu’à ce qu’Elsie mette un peu d’ordre dans sa vie.
« Mettre de l’ordre dans sa vie » signifiait dans la pratique se marier. Mais, n’ayant plus de promis, elle savait, en confiant sa fille à Valdemar et à Hilma – en même temps que sa bague de fiançailles –, qu’elle ne récupérerait peut-être jamais son enfant.
Pas un jour ne passe sans qu’Elsie pense à Britt-Marie et à Axel, à la famille que le destin lui a refusée. Mais la vie d’Elsie a continué – ainsi vont les choses. Elle s’est forgé une existence plutôt douce, loin du village où elle est née, en Finlande, dans la communauté suédoise de Korsholm, en Ostrobotnie.
Elle travaille comme auxiliaire de police dans la zone d’intervention de Klara et habite chez une veuve dans l’un de ces nouveaux appartements construits spécialement pour les familles nombreuses dans l’allée Körsbärsvägen près de Roslagstull. L’immeuble dispose de tous les équipements modernes dont on peut rêver, y compris une baignoire et une cuisinière électrique qui fonctionne à jetons. Rien à voir avec les logements d’urgence plus bas, dans la rue Valhallavägen, où vivaient auparavant la veuve et ses trois enfants.
Chaque jour, Elsie grimpe dans le tramway à la gare de l’Ouest, descend à la place Norrmalmstorg et marche jusqu’au commissariat de la rue Mäster Samuelsgatan, situé à quelques encablures.
Une vie qui en vaut bien une autre.
Une vie indubitablement meilleure que celle de sa mère et de sa grand-mère. C’est presque inimaginable, mais aujourd’hui les femmes peuvent faire quasiment tout ce que font les hommes – exercer un métier, voter, se divertir, vivre seules. Et, oui, même travailler dans un commissariat, au cœur du monde masculin.