La Mer et au-delà
Elle était qui pour moi ? Ni mon amante ni mon amie, plutôt ma soeur d’affinités.
Les mêmes démons nous tourmentaient : la famille, la société, la mer, une envie folle de partir loin, elle sur ces voiliers que j’aime tant, mon premier job, et moi de par les mots sans limites qu’elle chérissait comme des voiliers.
Qui a tué Florence Arthaud le 9 mars 2015 ? Ses démons ? L’alcool ? La misogynie des puissants ? Le hasard d’un accident aérien dans le ciel d’Argentine ? Saura-t-on jamais les secrets de cette Antigone indomptée qui partait en mer défier la chance et les hommes.
Extrait
Aparté
Fille au naturel, et même fifille et maman par amour de la vie, Florence n’était pas moins un garçon manqué, un vrai loup de mer à l’instar de Moitessier, titre que Tabarly, Kersauson, Terlain, Pajot, Riguidel, Autissier, Péan, Loïck Peyron, Lamazou, Boucher, Gabbay, Parisis, Étienne, Jourdain, Parlier, Auguin, Jeantot, Dubois, Desjoyeaux, Thiercelin, Laurent, Poupon, Joyon, de Broc, Le Cléac’h, Gabart, Le Cam, Loizeau, Chabaud, Coville, et…
… et bien sûr Malinovsky, Jaouen, Escoffier, Marchand, Timsit, Dinelli, Petipas, Lemonchois, Caseneuve, Charpentier, Gelinas, Carpentier, Delage, Le Cornec, Monnet, Gautier, Berthillier, sans oublier…
… sans oublier les marins d’ailleurs, les marins d’autrefois, les marins en devenir, sans oublier feu les inoubliables dont Colas, Caradec, Linski, Moussy, Guillet, Vatine, Gilard, Bourgnon, Roufs : humbles seigneurs de la voile extrême que la mer a pris au dépourvu, comme disait l’autre à ces regrettés loups qui rabâchaient face au vent, du sel plein la voix :
Je tiendrons.
Je reviendrons.
Je repartirons.
Je gagnerons.
J’en crèverons.
Tous ces fiers chenapans de la mer n’avaient que la mer en tête et la voile, un rêve sans nom à la gloire du vent, aussi puissant qu’un dernier verre de l’amitié dans un port inconnu.
Voilà. J’ai horreur des « préfaces », rien que le mot. J’aime les îles désertes et les livres déserts. J’ai besoin qu’un roman n’ait jamais été lu avant moi, par le préfacier ni personne, pas même l’auteur dont j’arrache la photo sur la couverture. Généralement sa tronche de cake ne me revient pas, qu’est-ce qu’elle fout là ! Je n’ai besoin d’aucun Vendredi pour m’aider à tourner les pages et à pleurer sur le mot « FIN », dernier radeau à sombrer sous mes pieds.
Seul à bord.
Seul à traverser.
Solitaire, parfois, jamais seul, pardon !
Ce que vous venez de lire est un aparté entre vous et moi.
Ce que vous entendrez en lisant la suite n’a pas toujours été dit expressément par les causeurs impliqués, j’imagine. Mais lorsqu’on écrit – et vous le savez bien si vous écrivez –, on a les oreilles qui sifflent, on a des voix comme les possédés qui s’emparent de nous. De quel droit leur dire : « Taisez-vous, laissez-moi écrire », « Oh, la ferme ! », « Arrière, menteuses ! », et d’ailleurs comment se boucher les oreilles ? Oser incriminer les acouphènes ou les vampires ? Comment refuser la parole au héros, à ses proches, à ses démons ? Ou se la refuser à soi-même ? La vérité ne tient pas qu’à des souvenirs sous garantie, lorsqu’on écrit sur les autres, qu’à du témoignage ou des preuves. Elle émane aussi des « présences » dont elle veut bien s’entourer, de l’inflexion des voix qui les hantent bon gré mal gré. Et la musique a toujours le dernier mot, dans l’histoire, la note à pleurer qui change tout.
Chère Flo.
Chère lectrice.
Cher lecteur.
Certains d’entre vous diront : Ce n’est pas elle. Ou bien : Ce n’est pas vrai. Ou bien : Ça ne s’est pas passé exactement comme ça. Rien ne se passe exactement « comme ça », dans la vraie vie. Et la tragédie peut cadencer les choses à sa manière, exagérer la vie pour mieux cerner la vérité, toute la vérité. Pour ce qui est d’exagérer, entre nous, ce n’est pas demain la veille que la vie lâchera le pompon. La « petite fiancée » devait épouser la mer ? Eh bien c’est le destin qui l’a baguée, en noces d’or, un pied de nez à l’océan, sa dernière exagération. De personne physique elle est devenue personnage, une sphinge de mythologie comme Antigone ou Cordélia, symbole et mystère de la jeunesse au féminin. Reviens, Anouilh, reviens Sophocle, reviens William.
J’ai écrit le premier aparté ci-dessous il y a longtemps, très longtemps, une petite semaine avant le J-C 1.
« Florence avait l’air de considérer que nous aurions tout intérêt à faire un livre ensemble, un jour. Elle écrirait, j’écrirais, on écrirait. Sur la mer, sur les bateaux, sur la vie, sur un peu tout. Elle avait repéré en moi le patachon qu’elle aimait bien chez elle. Je pensais, lui disais, lui répétais qu’il n’avait aucune chance d’exister, ce livre, aucune raison. Et qu’en plus, ou en moins, je n’avais pas une minute à lui consacrer. Comme quoi, il n’y a que les imbéciles qui ne… etc. »
C’est bon, brigadier, tu peux frapper les trois coups.