Plus fort qu'elle

Auteur : Jacques Expert
Editeur : Calmann-Lévy

Cette nuit-là, dans la banlieue chic de Bordeaux, Cécile, 44 ans, est réveillée par une voix familière : « Debout, il faut qu'on parle. »
Quelques instants après, elle est précipitée dans l'escalier de marbre de sa maison et tuée sur le coup.
Aux origines du meurtre, la police le comprend très vite, il y a la liaison passionnée entre le mari de Cécile et son assistante, Raphaëlle. Liaison pour laquelle Raphaëlle a tout quitté, y compris ses enfants, métamorphosée par cet amour plus fort qu'elle. Qui a tué Cécile ? Le mari, la maîtresse ? Les deux ensemble ?
Peu à peu, une manipulation parfaite se dessine sous nos yeux. Effrayante. Oppressante. Et, peut-être, fatale ?

19,90 €
Parution : Octobre 2020
342 pages
ISBN : 978-2-7021-6759-5
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Extrait

Prologue

Cécile a le sommeil léger. Ce n’est pas nouveau. Autant qu’elle s’en souvienne, le moindre bruit l’a toujours réveillée. Petite, elle couvrait sa tête d’un gros oreiller.
Désormais, tous les soirs, elle met des bouchons d’oreilles pour dormir. Pas ces trucs tout mous qu’on donne dans les avions, mais de vraies boules Quies, achetées en pharmacie. Elle malaxe longuement la cire qu’elle enfonce le plus possible avant d’ajuster un masque pour échapper aux lumières des lampadaires de la rue.
Ainsi, la voilà parée pour la nuit, isolée dans le noir et le silence total. Il n’y a que comme cela qu’elle se sent bien, tranquille dans cette bulle reposante.
Dix minutes avant de se coucher elle a avalé un cachet de zolpidem. Sans ce médicament qui l’assomme, elle ne trouverait pas le sommeil.
Très vite la torpeur la gagne. Elle dort.

Ce soir, elle est seule dans la maison. Les enfants sont sur le bassin d’Arcachon chez la sœur de Patrick, son mari. Elle ne dira jamais qu’elle s’en est débarrassée pour ce pont de l’Ascension, mais ça fait du bien de ne pas les avoir sur le dos et tant pis s’ils ratent un jour d’école.
La protection phonique des boules Quies lui sera d’autant plus utile cette nuit où Patrick va rentrer tard, et sans doute « avec un verre dans le nez ». Cécile déteste le voir bourré. Elle le connaît par cœur, son mari. En ce moment, il est à ce genre de soirée où il se lâche avec ses anciens copains comme s’ils avaient encore vingt ans. Des gamins.
Quand elle a fermé les yeux vers 22 heures, elle l’a imaginé, comme à son habitude, en train de faire son intéressant. Il a ce talent d’attirer une petite troupe d’imbéciles qui n’en ont que pour lui.
Patrick est tout le contraire d’elle : il adore être au centre de l’attention, entendre dire qu’on le trouve sympa, plein d’humour, avec toujours des histoires à raconter. Ses parents le confirment : depuis tout petit, personne ne résiste à son sourire. Un charmeur-né, son Patrick, à entendre sa mère, qui aime à répéter :
— Enfant, il était déjà beau comme un cœur et tout le monde voulait le couvrir de bisous.

Avec un mari comme celui-là, il faut qu’elle soit très vigilante. Car ce ne serait pas la première fois qu’il ne se rend pas là où il dit aller.
— Mon Patrick, il faut que je le surveille comme le lait sur le feu, a-t-elle confié à Murielle, sa meilleure amie.
En même temps qu’elle lui disait ça, elle se demandait si elle aussi n’avait pas couché avec son mari. Elles sont tellement nombreuses, ces garces… Mais, bon, Murielle ne lui ferait quand même pas un coup pareil.
Ainsi, en début de soirée, Cécile a passé deux coups de fil, histoire de s’assurer qu’il ne l’a pas baratinée. C’est bon pour ce soir, il est bien avec l’amicale des anciens de son école. De leur école, puisque c’est là qu’ils se sont connus, vingt-cinq ans plus tôt.
Classique, tellement classique.
Lui, c’était le mec le plus séduisant de leur promotion. Bien sûr, ce n’était pas très difficile vu les têtes de premiers communiants boutonneux de la plupart des garçons. Les filles, en revanche, c’était un peu mieux. Il y en avait cinq ou six assez canon. Cécile en faisait partie. Jeune, elle était jolie, plutôt sexy pour une étudiante option expertise comptable. Ses amies affirment qu’elle est devenue encore plus belle avec les années.
Dès la classe préparatoire, il était écrit que ces deux-là finiraient par sortir ensemble. Patrick lui avait tourné autour dès la rentrée, avec une assurance qui l’avait agacée. Elle n’avait cédé qu’à la fête de fin d’année, quand elle avait eu la certitude qu’il était reçu à une honorable vingt et unième place. Sur cent. Elle avait terminé trentième. Sans trop se fouler.
Derrière son côté frimeur, Patrick était un bosseur, un battant. Et c’est cette qualité, décelée derrière le « rouleur de mécaniques », qui avait plu à la jeune Cécile de Saint-Seurin, fille unique d’un des plus gros entrepreneurs de la région, président de la chambre de commerce de Bordeaux. Elle s’était dit que celui-là, elle l’épouserait. Ils s’étaient mariés trois ans plus tard dans un château du Médoc en présence de deux cents invités.
Ils ont eu trois enfants, si bien qu’elle a arrêté assez tôt de travailler, d’autant que son père, aujourd’hui décédé, pourvoyait largement à leurs besoins.
Seule héritière, Cécile gère désormais ce qui reste de la fortune familiale. Certes, avec le temps et quelques aléas boursiers, elle n’est plus immense, mais suffisamment importante pour qu’ils vivent « une existence de nabab », comme Patrick a cru malin de le dire un jour devant des amis. Inutile de préciser qu’il s’est fait sérieusement remonter les bretelles et qu’il n’a plus jamais fait une telle allusion. Il y a certaines plaisanteries que Cécile ne supporte pas…
Patrick pourrait lui aussi ne pas travailler, mais, comme il aime à le dire :
— J’y tiens, pour ne pas vivre aux crochets de ma divine femme, et pour rester dans la vraie vie.
Il explique, tout content de lui :
— Ma Cécile n’aimerait pas m’avoir dans les pattes toute la journée et je la comprends. Je suis ennuyeux à un point que vous n’imaginez pas !

En toute logique, elle aussi devrait être à cette fête, organisée chaque printemps par les anciens de leur promo. Mais elle y a participé une fois et s’est bien juré de ne plus y remettre les pieds. C’était trop déprimant. Elle n’a pas supporté de les entendre parler de « leur job » (ils disent « job », pas « travail »), de « leur formidable réussite » (ceux qui étaient au chômage évitaient la soirée), de leurs gosses, de leurs vacances à l’île Maurice, de leur villa sur le « Bassin ».
Tous ces anciens, avec leur tête de « déjà presque vieux », la renvoient à sa propre image.
Cécile, qui fut la plus sexy de la promo, n’a pas envie d’exposer ses premières rides, son léger embonpoint, bref, tout ce qui fait qu’à quarante-quatre ans on n’a plus la même allure qu’à vingt. Pas envie de les entendre dire qu’elle est magnifique, que les ans n’ont pas prise sur elle après trois grossesses.
— Mais comment fais-tu ? lui demande-t-on, laissant entendre qu’avec tout son argent, c’est facile de rester jeune…
Enfin, et surtout, elle n’y est pas retournée parce qu’elle ne supporte pas de voir son mari faire le beau devant un auditoire ébahi.

Ce soir donc, elle s’est endormie de bonne heure, dans un silence si apaisant qu’elle redoute l’arrivée bruyante de Patrick. Les portes qui claquent, les lumières, le bruit qu’il fera en se déshabillant, en se lavant les dents, en pissant, et enfin en tirant sur la couette.
Pour l’instant elle profite du calme, de sa bulle.
Cécile n’entend pas les pas furtifs sur les graviers dans le jardin, la porte d’en bas s’ouvrir, le léger craquement du parquet en chêne, la porte de la chambre grincer.
C’est en sentant une légère pression sur son bras qu’elle ouvre les yeux. Dans un demi-sommeil, elle retire le bouchon de son oreille gauche, enlève son masque. Elle reconnaît dans la pénombre la silhouette qui la domine.
— Qu’est-ce qui se passe ? murmure-t-elle d’une voix pâteuse.
Elle n’a pas peur, elle est seulement étonnée par cette présence au-dessus d’elle.
Elle demande :
— Quelle heure est-il ?
— Debout ! Il faut qu’on parle.
— Maintenant ?
— Oui, tout de suite. C’est important. Descendons dans le salon.
Si elle n’avait pas avalé ce foutu cachet qui l’a plongée dans les vapes, elle réagirait sans doute. Elle comprendrait qu’elle est en danger, elle crierait, se débattrait, tenterait de se lever pour s’échapper.
Mais non, elle sort du lit comme un automate, la vision troublée. Elle oublie ses lunettes sur la table de nuit. Elle entend :
— Allez, debout, je ne vais pas le répéter !
Et elle obéit.
En haut de l’escalier, elle n’a pas le temps de crier. Elle sent un coup violent à l’arrière du crâne, et tombe en avant dans l’escalier de marbre. Son corps dévale jusqu’en bas, sa tête heurtant violemment plusieurs marches.
Cécile Maisonnave est une proie facile.
Elle est morte sur le coup, une boule Quies encore enfoncée dans l’oreille droite.

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