Les rêveurs définitifs

Auteur : Camille de Peretti
Editeur : Calmann-Lévy

"Il ne s’agissait pas de choisir entre rêver sa vie et la vivre, il fallait faire les deux."

Traductrice, Emma habite un petit appartement avec Quentin, son fils de quatorze ans.
Lasse de traduire des bluettes sans intérêt, elle rêve d’écrire un grand roman. Au lieu de quoi, elle est contrainte d’accepter une mission de conseil chez Kiwi, un géant du web qui veut développer un logiciel de traduction infaillible. Mais participer à cette entreprise, n’est-ce pas contribuer à rendre son métier inutile ?
Tandis qu’Emma se débat dans ses contradictions, Quentin, lui, vit des aventures extraordinaires dans les jeux vidéo et s’imagine en gameur de génie. Jusqu’au jour où il est contacté par une mystérieuse organisation qui veut s’attaquer à Kiwi.
Plongés chacun dans leur réalité, au risque de s’éloigner, mère et fils vont se retrouver réunis dans la «vraie vie» par des enjeux qui les dépassent…

Mêlant savamment fiction et réalité, Camille de Peretti convie ses lecteurs à un voyage ludique, qui questionne la puissance de l’imaginaire, du rêve et finalement de la littérature.

18,90 €
Parution : Août 2021
288 pages
ISBN : 978-2-7021-6897-4
Fiche consultée 139 fois

Extrait

Le couloir avait des relents de peinture fraîche et Quentin, adossé au mur, en était légèrement écœuré. Le proviseur avait profité des vacances de la Toussaint pour faire disparaître LES PROFS SONT TOUS DES FILS DE PUTE inscrit en énorme au feutre noir indélébile, et qui avait fait scandale. Malgré la main énergique de M. Lacru – le mari de la gardienne servait d’homme à tout faire, il déambulait dans l’école en jogging et blouse bleue –, Lacru donc avait eu beau frotter le graffiti, puis le recouvrir d’un trait de blanc, la marque était restée et le proviseur avait exigé que le couloir tout entier soit repeint. Ainsi les gribouillis accumulés au fil des ans, les I&C = BESTAH, les initiales dans des cœurs, un LUCAS JE T’AIME à droite de l’interrupteur, les dizaines de bites pour le moins stylisées marquées avec la pointe d’un compas, plusieurs YOLO1 et même un JE SUCE GRATUIT avaient disparu indifféremment. On avait choisi pour les portes un bleu dur et criard, et Quentin se demanda de quelle couleur elles étaient avant les vacances, mais il ne s’en souvenait pas.
La tête lui tournait un peu, le parfum des adolescentes de sa classe, leurs déodorants de supermarché, leur fraîcheur florale et vanille des îles saturait l’air d’une acidité sucrée. Leurs joues roses marquées par quelques boutons d’acné, leurs cheveux gras et frisottants, tous ces détails lui sautaient au visage. C’est alors que ses yeux se posèrent sur un garçon qu’il voyait pour la première fois. Il le trouva d’une beauté saisissante et pensa immédiatement que c’était un fils de riche. Le polo n’y était pour rien. Le garçon possédait l’aisance particulière de ceux à qui on n’a jamais rien refusé. Le teint hâlé, la mèche blonde, l’œil bleu. Quentin observa que les filles de sa classe reluquaient le nouveau, cachant leurs sourires derrière leurs mains aux ongles mal peints – Qui est-ce ? Qu’il est beau ! Tu as vu le nouveau ? Il est canon !
La cloche sonna et les portes du couloir déversèrent des élèves comme l’auraient fait des bouches béantes en un dégobillis de baskets, de jeans et de T-shirts froissés. La porte de la salle S12 s’ouvrit. La professeure, une femme corpulente qui trébuchait sur des escarpins à bouts pointus, sortit en premier d’un air pressé, suivie du troupeau de ses quatrièmes. Des garçons qui muaient et des filles qui gloussaient indistinctement dans les aigus transportaient avec eux l’effluve de la transpiration de leurs neurones. Il n’était que 9 h 30 du matin mais le premier cours les avait épreints et l’odeur qui s’échappait de la pièce prit Quentin à la gorge.
— Ouvrez ! De l’air ! Il faut aérer !
Le professeur de mathématiques des troisièmes 5 se dirigea droit vers la fenêtre et l’ouvrit dans un Han !.
Les adolescents se bousculaient parce qu’ils avaient quatorze ans, l’âge où il fallait se frotter au monde, s’y frotter en ruant. Ils avaient quitté les bras de leurs mères il y a peu et maintenant petits garçons et petites filles s’attrapaient et se poussaient.
— Calmez-vous ! Calmez-vous ! On entre en silence !
Quentin ne faisait pas partie du chahut général, les exclamations et les cris singesques de ses camarades le laissaient froid. Quentin évitait les frictions. Il se dirigea vers une table au troisième rang, l’épaule sciée par la bretelle de son sac à dos trop lourd.
Les tables et les chaises grincèrent.
— Allez, allez, installez-vous, ne perdez pas de temps, aboya le prof. Allez, on accélère, et les pipelettes du fond arrêtent de jacasser, merci.
Peu à peu, le silence se fit, les élèves face à leur professeur, chacun sur la défensive. À la moindre défaillance des uns ou de l’autre, les chiens seraient lâchés.
— J’en profite pour souhaiter la bienvenue à Alexis Lamiel, qui nous arrive de Côte d’Ivoire.
Tous les regards se tournèrent vers le nouveau. Il eut un petit geste de la main accompagné d’un rictus de poseur.
— J’espère que vous saurez vous montrer bons camarades et que vous l’aiderez quand il aura des questions. Ce n’est pas facile de débarquer en milieu d’année et, bien sûr, Alexis, je suis à ta disposition si tu as le moindre problème.
Cette fois, le jeune homme eut un mouvement de tête poli. Poli mais condescendant, jugea Quentin.
— Allez, sortez vos cahiers et ouvrez vos livres à la page 56, on va corriger l’exercice que vous aviez à faire pour aujourd’hui.
— Monsieur, est-ce que je peux aller à l’infirmerie s’il vous plaît ?
Rien n’énervait plus Quentin que les filles qui se pliaient en deux en se plaignant d’avoir mal au ventre pour que toute la classe sache qu’elles avaient leurs règles. « Il ne faudra jamais te moquer des jeunes filles qui ont des règles douloureuses », lui avait pourtant asséné sa mère. Elle lui avait même fait un dessin schématique du cycle féminin et parlé de la lune et de contraception. Quentin l’avait écoutée d’une oreille, il détestait quand sa mère se lançait dans ce genre de grandes leçons. Un jour, elle avait dit « Tu dois être féministe », comme s’il n’avait pas le choix. Il avait trouvé cela complètement débile.
Le nouveau arrivait donc de Côte d’Ivoire, cela expliquait le bronzage en plein hiver. Quentin imagina qu’il était un enfant d’expatriés, que son père était probablement propriétaire d’une mine d’or ou de diamants. Ce en quoi il n’avait pas tout à fait raison ; le père d’Alexis Lamiel travaillait pour un grand groupe exportateur de caoutchouc et avait été rappelé au siège en urgence, arrachant sa femme et ses quatre enfants au feu d’un ciel africain blanc sous lequel ils avaient grandi pour les plonger dans le gris de pluie de Paris.
— Souvenez-vous : pas de triangle rectangle, pas de trigonométrie ! Donc le petit a) du deuxième exercice était un piège !
Le prof exultait. Quentin le regarda gesticuler comme un pantin désarticulé et cela le mit mal à l’aise. Quant à l’attitude morne et endormie de la classe, elle ne laissait aucun doute sur le fait que son enthousiasme pour les sinus n’était pas partagé.
— Donc, petit b) je pose (cos B)2 + (sin B)2 = 1, et je trouve pour le côté adjacent…
L’homme marqua une pause, soudain épuisé par vingt ans de carrière et d’yeux fuyants d’élèves que la géométrie indifférait, il fallait bien se rendre à l’évidence.
— Qui peut me dire ce qu’il a trouvé pour le côté adjacent ?
Le bras en l’air, la pointe du feutre appuyée sur le tableau, il jeta un regard circulaire par-dessus son épaule.
— Tence ?
Le prof prit un air excédé.
— Quentin Tence ? Vous rêvez ?
Quentin fit un effort immense pour s’extraire du flot de ses pensées et bredouilla des excuses.
— Articulez ! On ne vous entend pas. Dieu ce que vous êtes mous !
Quentin se redresse, le toise et lui dit avec un sourire narquois :
— C’est parce qu’on s’ennuie ferme, monsieur.
La tête du prof, toute sa vie il s’en souviendra. On dirait qu’il a avalé une hypoténuse.
— Je vous demande pardon, Tence ?
Quentin se tourne vers le nouveau, qui le considère maintenant avec admiration. Avoir répondu comme ça au prof, du tac au tac, c’est du génie ! Les filles ont cessé de glousser, Quentin est incroyable ! Oufissime ! Trop dar !
— Tence ! Je vous parle. L’avez-vous fait au moins, cet exercice ?
Quentin sortit de sa rêverie et rentra la tête dans ses épaules.
— Oui, monsieur.
Quentin ne manquait pas de répartie, mais il manquait de courage. C’est parce qu’on s’ennuie ferme, monsieur. Il aurait tant aimé pouvoir répondre cela, et lire le respect dans les yeux d’un Alexis Lamiel.
Il sentit l’angoisse se loger au creux de son estomac, il se représenta une petite bête blanche et poilue avec de longues moustaches brûlantes qui lui rongeait les entrailles.
— Alors, qu’avez-vous trouvé pour le côté adjacent ?
— J’ai trouvé racine carrée de 39.
— Oui, ce qui nous donne ?
— Ce qui nous donne le seum.
La tête du prof, toute sa vie il s’en souviendra. On dirait qu’il a avalé une hypoténuse.
Il entend la cloche sonner.
Non, une sonnerie – même si c’est toujours un moyen efficace de clore un chapitre –, une sonnerie serait impossible, car cela devait à peine faire dix minutes qu’ils étaient entrés en classe.
Aurait-il véritablement aimé être un garçon rebelle et populaire ? Quentin se dit que non, peut-être que non au fond.
Dans son dos Victor et Nathan chuchotaient, à sa gauche Chloé souligna la date avec application, de sa trousse débordaient des stylos mauves et pailletés, il se sentit partir.
— Je vous rappelle que la trigo, c’est la base ! Qu’est-ce que ça va être quand on va faire Thalès !
Quentin regarda par la fenêtre. Il vit des nuages d’un gris douteux, menaçant de faire craquer leurs eaux de pluie, s’amonceler au-dessus des dernières feuilles roussies des platanes que l’automne n’avait pas encore fait chuter. L’écran se brouilla. Aux yeux de tous, Quentin était toujours parmi eux, le regard perdu certes, peut-être absorbé dans ses pensées, mais c’était un peu plus que cela. Écrasé par l’impression d’être ailleurs, en constante introspection, il lui était de plus en plus difficile de ne pas céder à la tentation de se tirer en dehors de lui-même, de partir loin, dans un pays virtuel qu’il connaissait bien.

Informations sur le livre