Les Temps du passé
Reacher part sur les traces de son père.
Debout au bord d'une route, le pouce levé, Jack Reacher a la ferme intention de traverser les États-Unis en stop. Mais dans les bois de la Nouvelle-Angleterre, un panneau lui indique une ville au nom familier : Laconia, où son père est né. Il décide de faire le détour et découvre qu'aucun Reacher n'y a jamais vécu. Lui a-t-on menti ?
Non loin de là, un couple de jeunes Canadiens tombe en panne et échoue dans un motel. Les propriétaires promettent de les aider à repartir. Mais ces derniers disent-ils toute la vérité ?
Les chemins de tous ces personnages vont se croiser dans de terribles circonstances, car la mort rôde dans les parages... et Reacher, fidèle à lui-même, va devoir s'en mêler.
Extrait
Jack Reacher profita des derniers rayons de soleil de l’été dans une petite ville côtière du Maine, puis, comme les oiseaux dans le ciel au-dessus de lui, il entama sa longue migration vers le sud. Mais pas tout droit en suivant la côte. Pas comme les orioles, les ortolans, les moucherolles, les fauvettes et les colibris à gorge rubis. Non, il opta pour un itinéraire en diagonale, vers le sud-ouest, du coin supérieur droit du pays au coin inférieur gauche, peut-être en passant par Syracuse, Cincinnati, St Louis, Oklahoma City et Albuquerque avant de filer jusqu’à San Diego. Où, pour un militaire comme lui, il y avait un peu trop de gars de la marine, mais qui, d’un autre côté, était une ville agréable pour commencer l’hiver.
Ce serait un voyage épique, et il n’en avait pas fait de ce genre depuis des années.
Il attendait ça avec impatience.
Il n’alla pas bien loin.
*
* *
Il marcha dans les terres sur environ un kilomètre et demi, atteignit une route de comté et leva le pouce. Il était grand – plus d’un mètre quatre-vingt-quinze chaussé –, charpenté, tout en os et en muscles, pas particulièrement beau, jamais très bien habillé, en général même un rien négligé. Pas franchement engageant. Comme toujours, la plupart des conducteurs ralentirent, lui jetèrent un coup d’œil, et poursuivirent leur route. Le premier prêt à prendre le risque arriva au bout de quarante minutes au volant d’un break Subaru dernier modèle. Un type d’âge moyen, en pantalon de toile repassé et chemise kaki impeccable. Sûrement habillé par sa femme. Il portait une alliance. Mais sous les beaux tissus, il avait tout d’un ouvrier. Cou épais et doigts à grosses jointures rouges. Sans doute le patron de quelque chose, légèrement surpris et quelque peu réticent. Le gars qui commence sa carrière en maniant la tarière et finit propriétaire d’une entreprise de clôtures.
La supposition fut confirmée. Le début de la conversation fit apparaître que le type avait démarré sans autre outil en sa possession que le vieux marteau de charpentier de son père, et avait fini patron d’une entreprise du bâtiment, à la tête d’une équipe de quarante ouvriers et porteur des espoirs et des rêves de tout un tas de clients. Il conclut son récit avec une petite moue, une expression de modestie yankee, mais également d’authentique perplexité. Comme pour dire : « Mais comment est-ce possible ? » Souci du détail, pensa Reacher. Le type était très organisé, farci d’opinions, de préceptes et de devises et, entre autres choses, croyait dur comme fer qu’à la fin de l’été, il valait mieux rester à l’écart de la route 1 et de la I-95, en fait même quitter le Maine aussi vite que possible, bifurquer vers la route 2, et partir tout droit vers l’ouest dans le New Hampshire. Vers un endroit situé juste au sud de Berlin, où il connaissait un tas de routes secondaires qui les mèneraient à Boston plus rapidement que n’importe quel autre itinéraire. C’était là que le gars se rendait, pour un colloque sur les plans de travail en marbre. Reacher en fut content. Il n’y avait rien de mal à commencer par Boston. Absolument rien. Ça menait droit vers Syracuse. Après quoi il serait facile de rejoindre Cincinnati, via Rochester, Buffalo et Cleveland. Peut-être même via Akron, dans l’Ohio. Il avait séjourné dans de pires endroits. Surtout pendant ses années d’armée.
Ils n’atteignirent pas Boston.
Le type reçut un appel sur son portable au bout d’une cinquantaine de minutes de trajet vers le sud sur les routes du New Hampshire susmentionnées. Qui ressemblaient exactement à ce qu’on en disait. Reacher dut admettre que le programme était bien pensé. Ils ne rencontrèrent aucune circulation. Aucun embouteillage. Ne prirent aucun retard. Ils foncèrent à cent kilomètres à l’heure, un jeu d’enfant. Jusqu’à ce que le téléphone sonne. Il était branché à l’autoradio, et un nom s’afficha sur l’écran de navigation, accompagné d’une photo miniature comme support visuel – dans le cas présent celle d’un homme rougeaud coiffé d’un casque de sécurité et tenant un porte-bloc à pinces à la main. Une espèce de contremaître sur un chantier. Le conducteur appuya sur un bouton, et le sifflement du téléphone diffusé par tous les haut-parleurs résonna aussitôt dans l’habitacle comme en surround.
Le conducteur s’adressa au montant du pare-brise.
— J’espère que c’est une bonne nouvelle.
Ce n’en était pas une. Elle concernait l’inspecteur d’un service municipal d’urbanisme et un flexible métallique encastré au-dessus d’une cheminée dans un hall d’entrée, certes correctement isolé, exactement comme le prévoyait la réglementation, sauf qu’on ne pouvait pas le prouver sans démolir la maçonnerie, que le bâtiment comptait déjà deux étages, presque terminés, que les maçons étaient déjà engagés sur un autre chantier à partir de la semaine suivante et que la solution alternative consistait à arracher la menuiserie en noyer sur mesure de la salle à manger de l’autre côté de la cheminée, ou alors celle du placard du dessus, en bois de rose et encore plus complexe, mais l’inspecteur était un tyran qui avait besoin de tout constater par lui-même.
Le conducteur jeta un coup d’œil à Reacher et demanda au type à l’autre bout du fil :
— C’est quel inspecteur ?
— Le nouveau.
— Il sait qu’il aura une dinde pour Thanksgiving ?
— Je lui ai dit qu’on est tous dans le même camp sur ce coup-là.
Le conducteur jeta un nouveau coup d’œil à Reacher comme s’il lui demandait la permission ou lui présentait des excuses, voire les deux, puis il tourna la tête vers l’appareil.
— Tu lui as proposé de l’argent ?
— Cinq cents. Il n’en a pas voulu.
Et le portable cessa de capter. Le son se brouilla avec un gargouillis de robot qui se noierait dans une piscine, puis mourut, l’écran de l’appareil indiquant qu’il cherchait du réseau.
La voiture continua de rouler.
— Pourquoi quelqu’un voudrait-il d’une cheminée dans une entrée ? demanda Reacher.
— C’est plus accueillant.
— Je pense qu’au départ, en fait, ç’a été conçu pour repousser. C’était défensif. Comme le feu de camp qui brûle à l’entrée de la grotte. C’était destiné à tenir les prédateurs à distance.
— Faut que j’y retourne, dit le gars. Je suis désolé.
Il ralentit, puis s’arrêta le long du bas-côté. Tout seul sur ces routes secondaires. Aucune circulation. L’écran du portable indiquait toujours qu’il cherchait le réseau.
— Je vais devoir vous déposer ici. Est-ce que ça vous va ?
— Pas de problème. Vous m’avez fait faire une partie du chemin. Et je vous en remercie.
— De rien.
— Le placard en bois de rose, à qui appartient-il ?
— Au client.
— Faites un grand trou dedans et montrez-le à l’inspecteur. Puis donnez au client cinq bonnes raisons d’installer un coffre-fort mural. Parce que c’est un type qui veut un coffre-fort mural. Peut-être qu’il ne le sait pas encore, mais un type qui veut une cheminée dans son hall d’entrée veut un coffre-fort mural dans le placard de sa chambre, ça c’est sûr. C’est dans la nature humaine. Et pour vous, l’opération sera rentable. Facturez-lui le temps nécessaire pour percer le trou.
— Vous êtes aussi dans le métier ?
— J’étais flic dans l’armée.
— Ah.
Reacher ouvrit la portière, descendit de la voiture, referma la portière derrière lui et s’écarta, laissant ainsi au conducteur un espace suffisant pour faire demi-tour avec sa Subaru, d’un bas-côté gravillonné à l’autre, sur toute la largeur de la route et repartir dans la direction d’où il était venu. Le gars effectua sa manœuvre et adressa à Reacher un geste bref que celui-ci interpréta comme un vague « bonne chance ». Puis quand le véhicule ne fut plus qu’un minuscule point au loin, Reacher se retourna et continua de marcher, vers le sud et sa destination. Dans la mesure du possible, il aimait garder son élan. Il se trouvait sur une deux-voies assez large, bien entretenue, avec ici et là des virages, un peu de côte et un peu de descente. Aucune difficulté pour une voiture moderne. La Subaru avait roulé à cent. Alors qu’il n’y avait pas de circulation. Aucune. Rien qui venait, dans un sens comme dans l’autre. Silence total. Juste le souffle du vent dans les arbres, et le faible bourdonnement de chaleur qui montait du bitume.
Reacher continua d’avancer.