La Maison des voix
Florence, de nos jours. Pietro Gerber est un psychiatre pour enfants, spécialiste de l’hypnose. Il arrive ainsi à extraire la vérité de jeunes patients tourmentés.
Un jour, une consoeur australienne lui demande de poursuivre la thérapie de sa patiente qui vient d’arriver en Italie.
Seul hic, c’est une adulte. Elle s’appelle Hanna Hall et elle est persuadée d’avoir tué son frère pendant son enfance.
Intrigué, Gerber accepte mais c’est alors qu’une spirale infernale va s’enclencher : chaque séance d’hypnose révèle plus encore le terrible passé d’Hanna, mais aussi qu’elle en sait beaucoup trop sur la vie de Gerber. Et si Hanna Hall était venue le délivrer de ses propres démons ?
Extrait
23 février
Une caresse.
À la frontière brumeuse entre la veille et le sommeil, juste avant de plonger dans l’abysse de l’oubli, elle sentit des doigts glacés toucher son front et elle entendit un murmure triste et doux.
Son prénom.
La fillette ouvrit grand les yeux et fut saisie d’effroi. Quelqu’un était venu lui rendre visite pendant qu’elle dormait. Cela pouvait être l’un des anciens habitants de la maison, parfois, elle bavardait avec eux et les entendait bouger comme des rats, en rasant les murs.
Mais les spectres parlaient en elle, pas à l’extérieur. Même Ado – le pauvre Ado, le mélancolique Ado – venait parfois la voir. Toutefois, à la différence des autres spectres, il ne parlait jamais. C’était donc une pensée plus concrète qui venait de la déranger.
À part papa et maman, personne ne connaissait son prénom dans le monde des vivants.
C’était la « règle numéro trois ».
L’idée d’avoir violé l’une des cinq recommandations de ses parents l’effrayait. Ils lui avaient toujours fait confiance, elle ne voulait pas les décevoir. Surtout pas maintenant que papa lui avait promis de lui apprendre à chasser avec un arc et que maman était d’accord. Mais ensuite elle réfléchit : comment cela pouvait-il être sa faute ?
Règle numéro trois : ne jamais dire son prénom aux étrangers.
Elle n’avait pas révélé son nouveau prénom à qui que ce soit, et il était impossible qu’un étranger l’ait entendu par erreur. De toute façon, cela faisait deux ou trois mois qu’ils n’avaient vu personne dans les alentours de la ferme. Ils étaient perdus en pleine campagne, la ville la plus proche se trouvait à deux jours de marche.
Ils étaient en sécurité. Juste eux trois.
Règle numéro quatre : ne jamais s’approcher des étrangers et ne pas se laisser approcher par eux.
Alors, comment était-ce possible ? C’était la maison qui l’avait appelée, elle ne voyait pas d’autre explication. Parfois, les poutres produisaient des grincements sinistres ou des gémissements musicaux. Papa affirmait que la ferme reposait sur ses fondations comme une vieille dame assise dans un fauteuil, qui bouge régulièrement pour s’installer plus confortablement. Dans son demi-sommeil, elle avait pris un de ces bruits pour son prénom. Rien de plus. Son inquiétude se calma. Elle referma les yeux.
Le sommeil l’appelait, l’invitait à le suivre à l’endroit chaud où tout se dissout.
Elle était sur le point de s’y abandonner quand quelqu’un l’appela à nouveau.
Cette fois, la fillette se redressa et sonda l’obscurité de la chambre. Le poêle du couloir était éteint depuis des heures. Les couvertures la protégeaient du froid piquant. Elle était maintenant parfaitement réveillée.
Qui que soit la personne qui l’avait appelée, elle n’était pas dans la maison mais dehors, dans la nuit noire de l’hiver.
Elle avait parlé avec la voix des courants d’air qui s’insinuaient sous les portes ou par les volets fermés. Mais maintenant que le silence était redevenu profond, elle ne distinguait plus aucun son, hormis son cœur qui cognait dans ses oreilles comme un poisson dans un seau.
« Qui es-tu ? » aurait-elle voulu demander aux ténèbres. Mais elle avait peur de la réponse. Ou peut-être la connaissait-elle déjà.
Règle numéro cinq : si un étranger t’appelle par ton prénom, prends la fuite.
Elle chercha à tâtons la poupée de chiffon à un seul œil qui dormait avec elle, la saisit et se leva. Sans allumer sa lampe de chevet, elle avança à tâtons dans la chambre. Ses petits pas résonnaient sur le plancher.
Il fallait prévenir papa et maman.
Elle sortit dans le couloir. L’odeur du feu qui s’éteignait lentement dans la cheminée montait du rez-de-chaussée. Elle imagina la table en olivier de la cuisine, où traînaient les restes de la petite fête de la veille. Le gâteau au pain et au sucre préparé par sa mère dans le four à bois, auquel il manquait trois parts. Les dix bougies qu’elle avait soufflées en une seule fois, assise sur les genoux de papa.
Au fur et à mesure qu’elle approchait de la chambre de ses parents, ces pensées heureuses s’évaporaient, cédant la place à de sombres présages.
Règle numéro deux : les étrangers sont le danger.
Elle l’avait vu de ses propres yeux : les étrangers prenaient les gens, les arrachaient à leurs proches. Personne ne savait où ils allaient, ni ce qu’il advenait d’eux. Ou alors elle était trop petite, pas encore prête, et ses parents n’avaient pas voulu le lui raconter. Sa seule certitude était que les disparus ne revenaient pas.
Plus jamais.
— Papa, maman… il y a quelqu’un à l’extérieur, chuchota-t-elle.
Son aplomb prouvait qu’elle ne voulait plus être considérée comme une enfant.
Papa se réveilla le premier, puis maman. Ils l’écoutèrent.
— Qu’as-tu entendu ? demanda maman alors que papa saisissait la lampe torche qu’il conservait à côté de son lit.
— Mon prénom, répondit la fillette, indécise, craignant une réprimande pour avoir violé une des cinq règles.
Mais ils ne lui reprochèrent rien. Papa alluma la torche et protégea le faisceau de sa main pour ne pas éclairer la chambre, afin que les intrus ne sachent pas qu’ils étaient réveillés.
Sans lui en demander plus, ses parents hésitaient à la croire. Ils ne la soupçonnaient pas de mentir, ce sujet était trop sérieux pour qu’elle ait l’idée de plaisanter. Mais ils n’étaient pas certains que ce qu’elle leur avait raconté soit réel. D’ailleurs, la fillette aurait préféré que ce soit le fruit de son imagination. Papa et maman étaient sur le qui-vive, mais ils ne bougèrent pas. Silencieux, la tête légèrement dressée, ils auscultaient l’obscurité – comme les radiotélescopes de son livre d’astronomie qui scrutaient l’inconnu qui se cache dans le ciel, espérant capter un signal, mais en même temps le craignant. Parce que, comme le lui avait expliqué son père, découvrir que nous n’étions pas seuls dans le ciel n’aurait pas forcément été une bonne nouvelle : « Les extraterrestres pourraient ne pas être nos amis. »
Des secondes interminables de silence absolu passèrent. Les seuls bruits étaient le chuintement du vent qui agitait le feuillage des arbres, le pleur plaintif de la girouette en fer rouillé sur la cheminée et le bougonnement de la vieille grange – comme une baleine qui dort au fond de l’océan.
Un bruit métallique.
Un seau qui tombe par terre. Le seau du vieux puits, précisément. Papa l’avait accroché entre deux cyprès. C’était l’un des pièges sonores qu’il installait tous les soirs autour de la maison.
Le seau était placé près du poulailler.
La fillette fit mine de parler, mais sa mère lui posa une main sur la bouche. Elle aurait voulu suggérer qu’il s’agissait peut-être d’un animal nocturne – une fouine ou un renard –, pas forcément d’un étranger.
— Les chiens, murmura son père.
En effet, elle n’y avait pas pensé. Papa avait raison. S’il s’était agi d’une fouine ou d’un renard, après le bruit du seau, les chiens de garde auraient aboyé pour signaler sa présence. Il n’y avait donc qu’une seule explication.
Quelqu’un les avait fait taire.