En eaux dangereuses
Quand le médecin d’un hospice vénitien appelle la police car une patiente en fin de vie souhaite témoigner, le commissaire Brunetti et Claudia Griffoni se rendent aussitôt au chevet de la jeune femme. Ses derniers mots évoquent son défunt mari Vittorio qui selon elle, a été assassiné. Brunetti lui jure de mener l’enquête.
Il découvre alors que Vittorio, qui travaillait pour une compagnie chargée de vérifier la qualité des eaux vénitiennes, est officiellement mort dans un accident de moto. Où se trouve la vérité? Avec l’aide de ses fidèles collègues, Brunetti va petit à petit démêler les fils d’un secret dissimulant une menace pour Venise et toute sa région.
Entre intrigue passionnante, personnages plus touchants que jamais et réflexion subtile sur la mort, Donna Leon nous dévoile à nouveau avec En eaux troubles son immense talent de conteuse et son regard si unique sur Venise.
Extrait
Un homme et une femme, en pleine discussion, s’approchèrent du ponte dei Lustraferi. Ils avaient l’air de souffrir tous deux de la chaleur en cette fin d’après-midi de juillet. La vaste riva était en effet sans merci pour les flâneurs car la blancheur des pierres, alliée au soleil, réfléchissait sur leurs visages la lumière des rayons.
L’homme portait sur l’épaule une veste qu’il tenait par le passant cousu sur le col. La femme, blonde, aux cheveux attachés en queue-de-cheval, était vêtue d’un pantalon beige en lin et d’un léger chemisier blanc à manches longues pour se protéger du soleil. Ils s’arrêtèrent brusquement au pied du pont pour observer l’énorme bateau qui, amarré sur le rio della Misericordia, empêchait les autres embarcations d’accéder au rio dei Lustraferi, qui se situait perpendiculairement sur la droite. Une haie de panneaux en métal bloquait ce canal plus étroit et formait un barrage derrière lequel le niveau de l’eau s’était réduit de moitié.
Cette baisse du niveau de l’eau faisait ressortir des coulées de boue et d’horribles dépôts de liquide noir huileux des deux côtés d’un large chenal, s’étendant jusqu’au milieu du rio obstrué. Une cinquantaine de mètres plus loin, un autre rideau de palplanches avait été planté dans la boue, en vue de condamner le canal. Une barge flottante se trouvait de l’autre côté, surmontée d’une plate-forme où se dressait une grue jaune qui déversait dans une benne la boue extraite du canal. Un souffle de vent soudain, provenant de la laguna, fit remonter une odeur nauséabonde sans perturber l’étendue de fluide visqueux. Le moteur diesel installé sur la barge aspirait l’eau restante avec force gémissements et, à l’aide d’un énorme tuyau en plastique courant au-dessus des panneaux en métal, la rejetait dans le canal de l’autre côté de la barrière.
« Oddio1 ! s’exclama la commissario Claudia Griffoni. Je n’ai jamais vu une chose pareille. »
Guido Brunetti, son ami et collègue, se tenait tel le vaillant Cortès fixant le Pacifique, le pied droit posé sur la première marche du pont. Captivé par ce spectacle, il s’écria à son tour : « Ça fait un bail que je n’ai pas vu quelque chose comme ça. »
Griffoni éclata de rire. « Je ne pensais pas qu’ils procédaient de cette façon. » Elle gagna le sommet du pont pour avoir une meilleure vue sur la palée métallique.
Brunetti la rejoignit. « Où peuvent-ils bien avoir trouvé l’argent pour ces travaux ? » s’enquit-il à voix haute. Il Gazzettino2 du jour avait publié un article sur les projets d’investissement qui avaient été revus à la baisse ou supprimés, faute de moyens financiers. Ce journal établissait la liste des victimes habituelles : les personnes âgées, les jeunes actifs, les résidents en quête de calme, les enseignants, et même les pompiers. Au vu de cette situation, Brunetti se demanda comment le maire, le deus ex machina, avait pu obtenir les fonds nécessaires au sein du budget municipal pour lancer cette initiative de nettoyage des canaux.
« Comme il est aimable, ce maire, quel beau geste pour le bas peuple ! » commenta Griffoni.
Brunetti examina les canaux où s’étaient accumulées des décennies de fange et de détritus. La substance visqueuse et noire apparaissait juste au-dessous de la marque des marées hautes et s’épaississait au fur et à mesure que l’eau gagnait en profondeur. Le tout dégageait une odeur de pourriture insoutenable, qui évoquait celle des cadavres et emplit Brunetti presque autant de dégoût que d’horreur. « Ce projet lui correspond parfaitement », déclara-t-il.
Malgré la puanteur, ils décidèrent de rester. Brunetti se remémora sa jeunesse où l’on curait régulièrement les canaux à la main, et avec soin. Il se souvint des passerelles en bois construites de part et d’autre des canaux et de l’agilité toute féline avec laquelle les ouvriers les parcouraient, munis de leurs pelles et de leurs seaux.
Un roulement de tonnerre retentit non loin d’eux ; ils se bouchèrent les oreilles et comprirent que ce bruit provenait du moteur de la grue. La machine s’était bloquée au milieu du pont de l’embarcation, tel un monstre mis au repos.
Ils aperçurent, à l’intérieur de la cabine en verre de la barge, un homme en salopette bleu foncé, une cigarette au coin de la bouche, qui actionnait des deux mains les boutons et les leviers situés devant lui. Recouvrant sa joie d’enfant, Brunetti s’émerveilla de cette vision et s’imagina exercer un tel métier : du genre ludique, certes, mais ô combien doté de puissance. Griffoni semblait tout autant subjuguée que lui, même s’il doutait que cette profession puisse attirer sa collègue. Et il y avait peu de chances que la ville embauche un jour une Napolitaine – handicap bien plus grave que celui d’être une femme.
Sans échanger le moindre mot, ils passèrent de l’autre côté du pont et regardèrent les dents serrées du grappin se hisser au-dessus de la plate-forme du bateau et sortir de l’eau en angle droit. On aurait dit une mâchoire d’acier noire et hideuse, aux dents acérées, qui replongeait lentement dans l’eau et disparut sous la superficie du canal.