Et d'un seul bras, la soeur balaie sa maison
"On peut supposer, se dit Lala, qu’un homme n’est pas vraiment méchant quand la nature elle-même ne juge jamais bon de le punir."
Lala vit chichement dans un cabanon de plage de la Barbade avec Adan, un mari abusif. Quand un de ses cambriolages dans une villa luxueuse dérape, deux vies de femmes s’effondrent. Celle de la veuve du propriétaire blanc qu’il tue, une insulaire partie de rien. Et celle de Lala, victime collatérale de la violence croissante d’Adan qui craint de finir en prison. Comment ces deux femmes que tout oppose, mais que le drame relie, vont-elles pouvoir se reconstruire ?
Derrière des paysages caribéens idylliques, un intense et poignant portrait de femmes blessées depuis des générations. Renversant de grâce et d’émotions à vif, Et d’un seul bras, la soeur balaie sa maison est un premier roman déchirant qui prouve que l’héritage des traumatismes est tenace, mais pas toujours irrémédiable.
Extrait
Lala
20 juillet 1984
Une heure environ après le départ d’Adan, Lala se tient, pieds nus, sur le seuil sombre de la maison déserte, vêtue d’une chemise de nuit blanche rêche qu’elle a piquée à Wilma, cherchant à se convaincre, malgré les preuves du contraire, que tout ira bien. L’air salé était immobile quand elle a ouvert la porte, et la sueur lui perle encore sur le visage au moment où elle glisse ses pieds dans les vieilles baskets d’Adan et agrippe la semelle intérieure du bout des orteils, inquiète à l’idée d’emprunter l’escalier qui mène au brouillard gris velouté de la plage, si loin au-dessous d’elle. On lui a recommandé de ne pas monter ou descendre seule dans son état, et Adan est censé construire une rampe pour l’aider, mais ni l’un ni l’autre n’ont tenu compte des conseils avisés des pêcheurs qui lui portent parfois ses courses jusqu’en haut. Les vingt-cinq marches de ciment demeurent aussi traîtres que le jour où elle les a gravies pour la première fois il y a dix-huit mois, munie d’un sac à cordon déformé par toutes les affaires qu’elle possédait. Elles sont peut-être pires encore, raisonne-t-elle, avec ce ventre grand comme un ballon de plage qui la déséquilibre, si bien qu’elle se penche à gauche contre le bois de la maison, patiné par les intempéries, s’éloignant comme elle peut de l’à-pic vertigineux du côté droit.
Agrippée aux trous du bardage, elle descend avec précaution les premières marches, jusqu’à ce que des éclats de bois tombent dans le vide à sa gauche, et qu’il lui reste encore à négocier plusieurs marches et le vide à sa droite avant d’atteindre le sable. Elle s’arrête, tend les bras de chaque côté pour garder l’équilibre sans oser essuyer son visage en sueur à cause de tant d’efforts, de la douleur et de la chaleur. Quand son ventre commence à se tordre, elle prononce en gémissant le nom de Wilma, qu’aujourd’hui encore elle n’arrive pas à appeler « mamie ». Au lieu de serrer ses bras autour de son estomac, elle s’efforce de les garder en croix et se mord la lèvre inférieure. Elle mord jusqu’au sang.
Lala ignore où se trouve Adan. Elle sait seulement qu’il est quelque part sur la plage en train de bosser. Adan ne lui dit pas grand-chose avant de se rendre au boulot, et encore moins où il va travailler. Pourtant, quand les baskets d’Adan quittent la dernière marche et se posent sur le sable, elle continue à avancer car elle doit le trouver, elle sent qu’il y a quelque chose qui cloche, qu’elle ne devrait pas laisser des poinsettias sanglants chaque fois qu’elle s’assoit quelque part alors qu’il reste plus d’un mois avant la naissance du bébé.
Dix minutes plus tard, elle atteint enfin le trottoir derrière les grandes maisons de Baxter’s Beach. Au vu de ces saignements, elle ferait mieux de presser le pas, mais elle a déjà du mal à marcher en boitillant. La plupart des grandes maisons sont dos à la route, avec leurs portails en bois impénétrables, leurs murs impossibles à escalader et leurs haies plus hautes qu’elle les bras levés. Quand elle travaille sur la plage en journée, à tresser et décorer de perles les cheveux soyeux des touristes, Lala voit le devant de ces maisons, les balustrades de leurs patios assez basses pour être léchées par les vagues. Ce soir, les maisons lui ont résolument tourné le dos et elle n’ose pas frapper à la grille pour demander de l’aide. Elle se dit qu’il risque d’y avoir des chiens, ou des vigiles armés, et le liquide poisseux entre ses jambes ne semble pas une assez bonne raison pour les affronter.
Comme la douleur devient plus intense et qu’elle ne parvient pas à reprendre son souffle, que les baskets sont tachetées de rouge et que les poinsettias tapissent le dos de la chemise de nuit blanche de Wilma, Lala prend son courage à deux mains et décide d’appuyer sur la sonnette, à côté de la porte de service richement décorée. Une fois lancée, elle se rend compte qu’elle n’arrive pas à s’arrêter et appuie avec tant de désespoir que la sonnette tinte plus vite que chacune de ses respirations haletantes. Elle n’est plus certaine que les chiens et les armes seraient pires que la souffrance qu’elle endure. Maintenant, elle ne cherche plus Adan : elle cherche de l’aide.
Pendant qu’elle appuie sur la sonnette, Lala entend un coup de feu, et tandis qu’elle se demande s’il s’agissait vraiment d’un coup de feu ou si c’est la sonnette qui déraille – en émettant un pan pan au lieu d’une trille –, le portail s’ouvre violemment et Adan est là, juste devant elle, imperturbable, hormis sa cicatrice qui palpite et son air menaçant.
Lala ne croit pas aux coïncidences ; apparemment, Adan non plus. Elle ne tremble pas de soulagement en voyant son mari refermer derrière lui la porte de service de la grande maison. Il ne lui demande pas ce qu’elle fiche là. Non, il la retourne et la pousse à avancer, c’est là qu’il aperçoit les traces rouges sur sa chemise de nuit, et Lala l’entend faire hmmm et elle s’imagine qu’il a compris que Dieu l’a guidée vers cette maison précise à cet instant précis pour qu’elle trouve son mari au moment précis où elle a le plus besoin de lui.
Avec ses grandes mains, Adan dégage son vélo de derrière un buisson, et Lala voit la jambe d’un de ses collants pendre de sa poche comme une langue molle, éclaboussé d’un sang qui n’est pas le sien, à elle. Entre deux contractions, son visage exprime d’abord la prise de conscience, puis la peur. À cet instant, Lala ne peut que rester plantée là à le regarder. C’est Adan qui l’installe sur la barre du vélo et lui rappelle de lever et d’étendre les jambes pour qu’il puisse pédaler sans se prendre les pieds dans les siens. C’est Adan qui lui dit de se boucher les oreilles quand quelqu’un se met à crier à l’intérieur de la maison. C’est Adan qui lui ordonne de fermer sa putain de gueule quand elle veut lui expliquer pourquoi elle est venue malgré ses avertissements. « Quoi qu’il arrive, ajoute Adan, pédalant si vite que ses cuisses cognent son dos, tchac-tchac, tandis qu’ils s’éloignent de la porte de service, quoi qu’il arrive, te retourne pas. Te retourne pas. Faut qu’on foute le camp d’ici, dit-il. Vite. »
Lorsque, vingt minutes plus tard, ils débarquent sur le parking de Baxter’s General, Adan retire le collant de sa poche, le flingue de sa ceinture et le tee-shirt noir qu’il avait sur le dos, si bien que son marcel blanc et son torse noir sont exposés à l’air du petit matin. Lala ne souligne pas qu’il risque de tomber malade et qu’ils n’ont pas les moyens de s’offrir des soins. Lala se tait. Adan jette le tout dans une benne à la peinture jaune qui s’écaille au bout du parking pendant que Lala se vide de son sang sur le trottoir. Il procède avec calme pour ne pas éveiller les soupçons, même si l’endroit est presque désert. Il recouvre le pistolet et le collant de morceaux de bois abandonnés au fond de la benne, comme s’il n’y avait rien de plus naturel au monde à faire un vendredi à deux heures du matin. Lala commence à sentir qu’elle faiblit, mais n’est pas sûre qu’elle va s’évanouir. En revanche, elle est sûre que le cri qu’elle a entendu au moment où les pieds nus d’Adan ont quitté le trottoir devant la grande maison était celui d’une personne en train de pleurer un être aimé qui venait ou était sur le point de mourir. Ce cri emplit sa tête à tel point que Lala n’ose pas parler maintenant qu’elle a fermé la bouche, parce qu’elle croit que si elle l’ouvre à nouveau, ce cri la consumera tout entière.
À l’hôpital Baxter’s General, trois choses sont incontestables.
La première est qu’il n’y a jamais de papier toilette aux urgences. En revanche, un petit écriteau à côté du long miroir, grêlé de rouille, indique que c’est l’infirmière de service qui distribue le papier. Si vous ne faites pas attention, vous ne verrez pas forcément cette signalétique. Si vous êtes en panique. Si vous vous rendez justement aux toilettes à cause de l’urgence qui vous amène à l’hôpital. Si vous êtes pressée, ce n’est qu’une fois assise sur les toilettes, à expulser ce qui doit être expulsé, que vous vous rendrez compte que vous n’avez pas les moyens de vous nettoyer ni la possibilité d’appeler à l’aide. C’est pourquoi les WC regorgent de preuves de ce genre d’incidents : empreintes de paumes pleines d’excréments sur la cuvette, éclaboussures de sang sous les messages laissés sur le mur – Fizzy était là et Rockie M Raina.
La deuxième certitude est que les infirmières de Baxter’s General vous disent de la fermer, que vous ne criiez pas si fort quand votre mec vous mettait en cloque, alors pourquoi vous leur cassez les oreilles maintenant que ce qu’il a laissé à l’intérieur est en train de sortir ?
La troisième est que les infirmières ne vous regardent pas dans les yeux quand elles comprennent qu’elles ne peuvent rien pour vous, quand vous poussez pour faire sortir un bébé prématuré qui, elles le savent, va bientôt mourir. Si c’est vous et deux infirmières, et si vous hurlez qu’il faut appeler un docteur, elles pensent que vous ignorez qu’à Baxter’s, les médecins sont une denrée rare et qu’ils ne vont pas perdre leur temps avec un bébé qui a déjà rejoint l’Au-delà.
Lala découvre le premier fait établi à quatre heures du matin alors qu’Adan et elle sont déjà aux urgences depuis deux heures et qu’elle ressent une envie pressante. Ils sont assis côte à côte sur deux chaises en plastique bleu, Adan tenant d’une main celle de Lala, et de l’autre frottant la cicatrice sur son front. Tous deux sont penchés en avant comme s’ils se prosternaient devant les deux portes battantes grises derrières lesquelles se trouve la personne qui pourra sauver leur bébé.
Adan s’arrête de respirer et surveille les environs avec le regard oblique d’un serpent chaque fois que les portes coulissantes de l’entrée principale s’ouvrent. Il n’expire que lorsqu’il obtient confirmation que ce n’est qu’un nouveau malade et pas la police partie à sa recherche. Il a déjà épelé le nom de Lala à l’infirmière qui a les yeux rivés sur l’écran d’un ordinateur derrière une vitre blindée. Il est déjà retourné à la vitre, où il s’est penché vers les petits trous disposés en forme de fleur jusqu’à y coller la langue ou presque, et a rappelé à l’infirmière que sa femme se vide de son sang. Il a repoussé les limites de sa patience à tel point que sa colère ne se contient plus et frémit dans ses chaussures pour taper contre les dalles de lino vert du sol. Quand Lala commence à trembler et à perdre puis reprendre connaissance comme si elle s’endormait, la colère d’Adan éclate, et d’un geste brusque, il envoie la chaise valser derrière lui, et se met à gueuler des insultes dans le silence de la pièce.
« T’es conne ou quoi ?! Ma femme va tomber dans les pommes tellement qu’elle pisse le sang, putain ! »