Les Masques éphémères
Au Campo Santa Margherita un doux soir d'été, deux étudiantes américaines partent en balade dans la lagune avec deux beaux Vénitiens et sont grièvement blessées dans un accident de bateau.
L'incident semble anodin, mais la curiosité du commissaire Guido Brunetti est piquée par le comportement des garçons, qui ont abandonné les victimes à l'entrée de l'hôpital. Le commissaire en est certain, ces deux suspects ont un secret à protéger.
Aidé par sa collègue Claudia Griffoni, Brunetti découvre un vaste réseau de corruption où des bateliers véreux sont impliqués dans un sinistre trafic nocturne. Brunetti va devoir travailler de pair avec la Guardia Costiera en sillonnant les canaux sombres et sinueux de la ville pour faire éclater cette affaire au grand jour.
La trentième enquête du commissaire Brunetti est un véritable tour de force sur le crime organisé vénitien.
Extrait
Brunetti dormit tard ce matin-là. Vers 9 heures, il ouvrit un œil, vit l’heure qu’il était et resta au fond du lit. Il demeura immobile jusqu’à 9 heures et demie, puis il sortit son bras gauche de la couette en espérant sentir Paola près de lui, mais il ne sentit que le creux qu’elle avait laissé dans les draps redevenus froids depuis un long moment déjà.
Il se redressa, se reposa un instant après cet effort et ouvrit les yeux. Il fixa le plafond, plus précisément l’angle droit à l’autre bout de la pièce et aperçut la marque au-dessus de la fenêtre où l’eau avait percolé quelques mois plus tôt et créé une petite zone marron, semblable à une pieuvre. La tache changea de couleur, parfois même de forme, sous l’effet de la lumière, tout en ne gardant que sept tentacules.
Brunetti avait promis à Paola qu’il la repeindrait un jour, mais il était toujours pris par d’autres obligations ; ou bien il faisait nuit et il n’avait pas envie de grimper à l’échelle dans l’obscurité ; ou bien il ne portait pas ses chaussures et ne voulait pas prendre le risque de gravir les barreaux en chaussettes. Ce matin-là, la vision de la tache l’incommoda plus que de coutume et il décida de demander à leur homme à tout faire de venir passer un coup de pinceau et d’en finir avec cette histoire.
Mais son fils aurait pu s’arracher de son ordinateur, quand même, ou de son portable où il restait des heures à discuter avec sa petite amie, et se porter volontaire pour aider ses parents, pour une fois. Conscient de s’apitoyer sur son sort et de son ressentiment, Brunetti chassa ces pensées de son esprit et se mit à réfléchir aux événements du dîner de la veille – au cours duquel il but trois verres de grappa, qui furent responsables de son état embrumé.
Conformément à la tradition, il avait rejoint pour leur rendez-vous annuel certains de ses camarades de liceo dans un restaurant situé au début de la Riva del Vin, où les propriétaires avaient la gentillesse de les placer systématiquement près de la même fenêtre, avec vue sur le Grand Canal.
Au fil des ans, leur nombre s’était restreint de trente convives à seulement dix, pour les raisons habituelles : leurs différents lieux de vie, leur situation professionnelle et leur état de santé. Certains d’entre eux, lassés des inconvénients de la vie à Venise, avaient déménagé ; d’autres avaient obtenu de meilleurs emplois ailleurs en Italie ou en Europe, et deux camarades étaient décédés.
Cette année, Brunetti y avait retrouvé les trois mousquetaires de toujours, dont Luca Ippodrino qui avait transformé la trattoria de son père en un établissement connu dans le monde entier, en appliquant trois règles relativement simples : il servait la même nourriture que celle que sa mère avait servie pendant trente ans aux dockers de Rialto ; cependant, elle était servie à présent en petite quantité dans des assiettes en porcelaine et dressée à la manière des restaurants gastronomiques ; mais surtout les prix enflaient perpétuellement. La liste d’attente des réservations – surtout pendant la Biennale ou la Mostra de Venise – commençait à se remplir des mois à l’avance.
Franca Righi, qui avait été la première petite copine de Brunetti, était partie faire ses études de physique-chimie à Rome et elle enseignait maintenant à l’université où elle s’était formée. Elle avait été celle qui avait exhorté Brunetti à suivre les cours de biologie et de physique et qui prenait désormais un malin plaisir à l’informer à chaque fois qu’une des lois qu’ils avaient étudiées se révélait fausse et nécessitait d’être mise à jour.
Quant au troisième, Matteo Lunghi, il était en plein divorce. Sa femme venait de le quitter pour un homme beaucoup plus jeune et le commissaire et ses amis durent réconforter ce pauvre gynécologue au cours de ce fameux dîner.
Les six autres avaient bien réussi leur vie – ou tout au moins le laissaient entendre lorsqu’ils se retrouvaient en compagnie des personnes qui les avaient connus pratiquement toute leur vie. La fluidité de leurs échanges provenait en grande partie de leurs références culturelles et historiques communes, ainsi que des valeurs éthiques de leur génération, tacitement reconnues et partagées.
Tout en songeant à tous ces éléments, le commissaire repoussa les couvertures et alla se doucher à la salle de bains.
Il resta un long moment sous l’eau chaude – ses enfants n’étant pas là pour lui reprocher ce gaspillage – et il retrouva progressivement ses esprits. De retour dans sa chambre, il déploya sa serviette sur le dossier d’une chaise et commença à s’habiller. Il sortit le pantalon d’un costume en cachemire et laine gris foncé qu’il n’avait plus mis depuis l’hiver et qu’il avait acheté deux ans plus tôt pour trois francs six sous lors de la fermeture du magasin de vêtements pour hommes sur le campo San Luca. Bizarre, se dit-il en fermant le bouton : il m’allait mieux quand j’ai acheté le costume. Peut-être qu’il a rétréci au lavage ; il se détendra dans la journée en le portant, et il fit quelques pas pour voir.
Il s’assit ensuite sur la chaise, enfila une paire de chaussettes foncées puis des chaussures noires qu’il avait achetées à Milan des années auparavant. Comme elles s’étaient faites à son pied avec le temps, il éprouvait immanquablement un délicieux frisson de plaisir lors de cette partie de son rituel.
Il prit la décision de ne pas porter de veste, au vu de la chaleur qu’il avait fait la veille. Brunetti était certain de pouvoir compter sur une nouvelle journée d’été indien. Dans la cuisine, il regarda si Paola lui avait laissé un mot sur la table, mais n’en trouva pas. C’était lundi, donc elle ne rentrerait pas de l’université avant la fin de l’après-midi et passerait la journée dans son bureau à discuter avec les doctorants dont elle dirigeait les thèses. Elle était ravie qu’ils viennent rarement lui parler et appréciait au plus haut point de ne pas être dérangée, car elle pouvait ainsi préparer ses cours ou s’adonner à la lecture. Bien heureux sont les profs de fac, pensa Brunetti.
Il se mit en route pour la questure, mais il fit immédiatement une halte chez Rizzardini où il commanda deux cafés et un croissant, ainsi qu’un verre d’eau. Requinqué par sa collation, il se dirigea vers le Rialto et s’employa à traverser le centre-ville à 10 heures et demie du matin, au moment où à la population locale, qui avait terminé ses courses au marché, se substituaient les touristes en quête de leur première ombra1 ou de leur premier prosecco, bien résolus à vivre une authentique expérience vénitienne.
Quelques minutes plus tard, il prit à droite la riva qui menait à la questure et il aperçut, de l’autre côté du canal, la façade nettoyée et rénovée de l’église San Lorenzo : désormais désacralisée, elle était devenue une sorte de galerie qui se consacrait, lui avait-on dit, à la sauvegarde des mers et des océans. Les panneaux d’affichage qui indiquèrent, des décennies durant, la date du début de ces sempiternelles restaurations avaient été enlevés, tout comme les maisonnettes en bois que les riverains avaient construites pour les chats errants.
À son arrivée à la questure, il aperçut son supérieur, le vice-questeur Patta, au pied de l’escalier situé à l’extrémité du hall d’entrée. Instinctivement, il sortit son telefonino de la poche de sa veste et y plaqua l’oreille, en faisant signe à l’officier de lui ouvrir la porte en verre, mais sans entrer dans l’édifice. En tapant nerveusement sur l’écran de son téléphone, il se tourna vers le gardien et lui demanda, agacé : « Est-ce qu’il y a du réseau ici, Graziano ? »
Sachant que Brunetti était arrivé au travail avec deux heures de retard et que le vice-questeur ne voyait pas le commissario d’un bon œil, l’agent en faction lui répondit : « La connexion va et vient depuis ce matin, signore. Avez-vous réussi à mieux capter en sortant ? »
Brunetti secoua la tête : « Ce n’est pas mieux dehors, maugréa-t-il. Cela me rend fou qu’il y ait… », et il se tut lorsqu’il vit son supérieur hiérarchique venir vers lui. « Bonjour, monsieur le vice-questeur, dit-il, puis il ajouta, d’une voix pleine de sollicitude en levant son téléphone : Ne vous fatiguez pas à sortir pour essayer, dottore. Aucun espoir. Il n’y a rien qui marche, ici. Je vais réessayer depuis mon bureau pour vérifier si ça fonctionne, maintenant. »
Patta, au comble de la confusion, s’inquiéta : « Que se passe-t-il, Brunetti ? » La tonalité de sa voix, nota le commissaire, était semblable à celle qu’il employait avec ses enfants quand ils étaient plus petits et qu’ils lui faisaient croire qu’ils n’avaient pas de devoirs à faire.
Tel un procureur exhibant devant les photographes de presse le sac en plastique avec le couteau maculé de sang, il sortit de nouveau son téléphone et le brandit sous les yeux de son chef. « Il n’y a pas de réseau. »
Du coin de l’œil, il vit Graziano hocher la tête en signe d’approbation, comme s’il avait été témoin des malheureuses tentatives téléphoniques de Brunetti.
Patta détourna son regard du commissaire et demanda à l’officier : « Où est Foa ?
— Il devrait être ici d’une minute à l’autre, monsieur le vice-questeur », déclara le planton en regardant sa montre et en parvenant à grandir de quelques centimètres dès lors qu’il s’adressait à son supérieur. Comme par un coup de baguette magique, la vedette de la police tourna dans le canal, passa rapidement devant l’église et sous le pont, puis ralentit et s’arrêta le long du quai, au niveau de ses collègues.
Patta s’éloigna en silence des deux hommes et gagna le bateau dont le moteur ronronnait. Foa enroula une corde autour du pieu d’amarrage le plus proche, sauta sur le quai, salua le vice-questeur en lui tendant la main, et ce dernier s’en servit comme appui afin de monter dans le bateau.
Le pilote sourit aux deux hommes, libéra la corde, bondit par-dessus le plat-bord et atterrit devant le gouvernail. Il fit vrombir le moteur, fit habilement marche arrière et repartit de plus belle.