Abigaël ou le Secret des anges - Tome 3
Le calme est revenu dans la vallée des Eaux-Claires depuis la tragédie engendrée par la haine de Garance, désormais en prison. En ce mois d'octobre 1955, Abigaël est témoin d'un accident de voiture en pleine rue. La jeune médium vit alors une nouvelle expérience, confrontée à une âme égarée d'une nature particulière. Cette rencontre lui permet de découvrir le camp américain établi près d'Angoulême, où elle se lie d'amitié avec un jeune couple devant faire face aux tristes conséquences du racisme.
Prête à se battre contre l'injustice, ses élans sont freinés par une terrible nouvelle : Garance s'est évadée pendant son transfert à la prison pour femmes de Rennes. Au Moulin du Loup et dans la vallée, l'angoisse et la peur reviennent peser sur une sérénité péniblement acquise, et une enquête débute pour retrouver la détenue en cavale et ses complices.
Le retour de Pierre Roy, le neveu de Claire, ajoute à l'inquiétude générale. L'adolescent de jadis est devenu un homme aux moeurs déplorables. À peine établi sous le toit où il a grandi, cet homme incapable de repentir jette son dévolu sur Abigaël.
Une fois encore, seule la petite Annabelle, dont la précocité étonne tout son entourage, pressent le danger et implore le secours de Gabriel, « l'envoyé du Ciel », qui lui a laissé entrevoir le secret des anges.
Extrait
L’accident
Angoulême, rue de Périgueux,
lundi 10 octobre 1955
Le visage et le cou maculés de sang, les yeux emplis d’effroi, la femme hurlait, les mains posées sur son ventre distendu par une grossesse sûrement proche de son terme. Elle appelait au secours d’une voix rauque :
— Aidez-moi par pitié, mon bébé va naître… Sauvez mon bébé !
Elle s’était extraite avec difficultés du siège avant, car la portière était bloquée, et se tenait debout sur la chaussée, le front et les joues criblées d’éclats de verre. Mais les gens attroupés autour de sa voiture accidentée ne lui prêtaient pas attention, comme indifférents à ses cris de désespoir. Elle scrutait les regards horrifiés qui étaient tous braqués vers l’intérieur de sa 4 CV noire.
— Madame, je vous en prie, il me faut une ambulance, dit-elle à une respectable sexagénaire. Je suis en train d’accoucher.
Celle-ci, une main sur sa bouche, livide, ne daigna pas lui répondre ni le libraire qu’elle connaissait un peu, et dont le magasin était tout proche. Les traits crispés, l’homme levait les bras au ciel, sans oser s’approcher. Elle l’entendit demander à quelqu’un d’aller téléphoner aux pompiers.
— Merci, monsieur, balbutia-t-elle. Merci, j’ai vraiment besoin d’aide, insista-t-elle, incapable de comprendre l’attitude de ceux, de plus en plus nombreux, qui l’entouraient. Je dois aller à l’hôpital !
La mine affolée, le libraire lui tourna le dos pour discuter avec le bijoutier dont le magasin faisait face au sien.
Enfin une jeune femme se fraya un chemin parmi la foule et vint vers elle, en la couvrant d’un doux regard bleu, plein de compassion.
— N’ayez plus peur, je suis là, madame, affirma la jolie inconnue, dont les cheveux dorés étaient relevés en chignon.
— J’ai des contractions très rapprochées, répliqua-t-elle en pleurant. Dieu soit loué, mon enfant a survécu au choc.
Tout en souriant à la future mère, Abigaël étudia l’état du véhicule qui avait violemment heurté la base d’un réverbère en fonte. De la fumée s’échappait du capot.
— Vous au moins, vous êtes bien gentille, mademoiselle ! J’étais seule à la maison quand j’ai perdu les eaux. Et puis j’ai eu des douleurs, alors j’ai décidé d’aller à la maternité de la rue de Beaulieu. Personne n’a eu pitié de moi, sauf vous, les gens sont cruels.
Fébrile, elle désigna son ventre, sous la large robe en jersey, où les gouttes de sang avaient dessiné des étoiles rouges.
— J’étais effrayée à l’idée d’accoucher chez moi, ajouta-t-elle avec un débit saccadé.
— Il fallait demander l’aide d’une voisine ou alerter votre mari, si vous avez le téléphone !
— La ligne n’est pas encore installée dans le logement où j’étais. Je n’ai pas le permis depuis longtemps et mon mari m’interdit de conduire sans lui. Surtout dans mon état. Tout s’est passé si vite, j’ai voulu éviter un cycliste, mais je devais rouler trop vite et j’ai perdu le contrôle.
— Calmez-vous, madame, conseilla Abigaël. Le plus important est de sauver votre bébé, puisque vous pensez qu’il est en vie.
La sirène d’une ambulance retentissait au loin. La femme eut alors le réflexe de se retourner pour observer sa voiture. Aussitôt elle se remit à crier, avec une expression d’épouvante qui la défigurait.
— Mais… Mais c’est moi, là, sur le siège ! Je reconnais ma robe et cette veste en laine, se lamenta-t-elle. Comment est-ce possible ? Je suis sortie du côté passager.
Indécise sur les explications à donner, Abigaël considérait elle aussi le corps féminin affalé sur le volant, dont les boucles d’or roux dissimulaient en partie le profil.
— Madame, ne bougez pas d’ici, les secours arrivent. Je dois vérifier quelque chose, ensuite je reviens près de vous. Quel est votre prénom ?
— Carole.
Poussée par un sentiment d’urgence, Abigaël alla ouvrir la portière du côté passager et prit place sur le siège. Les éclats de verre crissèrent sous ses talons. Dès qu’elle posa ses paumes sur le ventre de la malheureuse victime, elle sut que le bébé était vivant. Elle prit ensuite le pouls de la jeune femme.
— Je me trompe, chuchota Abigaël. Cette femme vit encore, pourtant son âme est déjà à l’extérieur de son corps.
Elle jeta un coup d’œil sur la malheureuse Carole, à la même place, au centre d’un cercle de curieux qui, eux, ne la voyaient pas.
Ce cas de figure la désorientait, néanmoins elle ne perdit pas de temps à y réfléchir, se concentrant pour insuffler à Carole et à son bébé des ondes bénéfiques. Les pompiers la découvrirent ainsi, en train de prodiguer des soins à une femme inerte et ensanglantée.
— Vous êtes infirmière, mademoiselle ? interrogea le premier pompier, penché à l’intérieur du véhicule.
— Non, je suis guérisseuse, précisa-t-elle sans se soucier des éventuelles remarques du secouriste. L’enfant de cette dame est vivant, il faut faire vite. Elle avait prévu d’accoucher à l’hôpital de Beaulieu.
— Vous êtes sa sœur, ou une amie ?
— Peu importe, dépêchez-vous, trancha Abigaël en lui laissant le champ libre.
Elle rejoignit Carole, qui semblait changée en statue. D’un geste discret, elle lui fit signe de la suivre à l’écart de la foule.
— C’en est fini de moi, souffla celle-ci. Et mon bébé ? J’étais si heureuse d’être bientôt maman. Que dira mon mari ?
Un sanglot la secoua quand les pompiers sortirent son corps inanimé de la voiture et l’allongèrent sur une civière avec précaution.
— Votre enfant va bien, il a toutes ses chances. Carole, je suis médium, sinon je ne vous aurais pas vue ni entendue. Depuis des années, je rencontre des âmes errantes ou égarées, mais pour vous, c’est différent. Je vous ai examinée, à l’instant, vous n’êtes pas morte, peut-être plongée dans un profond coma, donc entre deux mondes. C’est l’unique explication.
— Un coma ? Alors je pourrais survivre ?
— Nous en saurons plus à l’hôpital. L’ambulance est là, je vais monter avec vous. Donnez-moi le nom de votre mari, l’endroit où il travaille, je le préviendrai.
— Qu’est-ce que je dois faire, mademoiselle ?
— Venez aussi, mais évitons de parler, sinon l’infirmière qui vous installe à l’arrière de l’ambulance me prendra pour une folle.
— Mon mari s’appelle William Adler, il sera toute la journée au camp américain de la Braconne. Je l’ai épousé l’an dernier. Il vient de l’Ohio, mais il a appris le français.
— D’accord, approuva Abigaël, se souvenant que son grand-père évoquait parfois ce camp et la présence de soldats américains dans la plus grande forêt du département.