Les Plaisirs et les Jours
« Les qualités de ce livre délicat, paru en 1896, me paraissent si éclatantes, que je m’étonne qu’on n’en ait pas d’abord été ébloui. »
André Gide
Les Plaisirs et les Jours, est le tout premier livre d’un jeune auteur de 25 ans encore inconnu, Marcel Proust. Publié en 1896 par Calmann-Lévy, ce recueil de portraits et de poèmes en prose porte pourtant déjà en germe son style si caractéristique et certains des thèmes et des personnages de À la recherche du temps perdu.
À l’occasion du centenaire de sa disparition, les éditions Calmann-Lévy rééditent cet ouvrage trop souvent oublié, sous sa forme originelle, accompagné des illustrations de Madeleine Lemaire. Pour redécouvrir ce texte traversé par l’esprit du temps et la mélancolie fin de siècle.
Extrait
Monsieur Alexis, ne pleurez pas comme cela, M. le vicomte de Sylvanie va peut-être vous donner un cheval.
— Un grand cheval, Beppo, ou un poney ?
— Peut-être un grand cheval comme celui de M. Cardenio. Mais ne pleurez donc pas comme cela… le jour de vos treize ans !
L’espoir de recevoir un cheval et le souvenir qu’il avait treize ans firent briller, à travers les larmes, les yeux d’Alexis. Mais il n’était pas consolé puisqu’il fallait aller voir son oncle Baldassare Silvande, vicomte de Sylvanie. Certes, depuis le jour où il avait entendu dire que la maladie de son oncle était inguérissable, Alexis l’avait vu plusieurs fois. Mais depuis, tout avait bien changé. Baldassare s’était rendu compte de son mal et savait maintenant qu’il avait au plus trois ans à vivre. Alexis, sans comprendre d’ailleurs comment cette certitude n’avait pas tué de chagrin ou rendu fou son oncle, se sentait incapable de supporter la douleur de le voir. Persuadé qu’il allait lui parler de sa fin prochaine, il ne se croyait pas la force, non seulement de le consoler, mais même de retenir ses sanglots. Il avait toujours adoré son oncle, le plus grand, le plus beau, le plus jeune, le plus vif, le plus doux de ses parents. Il aimait ses yeux gris, ses moustaches blondes, ses genoux, lieu profond et doux de plaisir et de refuge quand il était plus petit, et qui lui semblaient alors inaccessibles comme une citadelle, amusants comme des chevaux de bois et plus inviolables qu’un temple. Alexis, qui désapprouvait hautement la mise sombre et sévère de son père et rêvait à un avenir où, toujours à cheval, il serait élégant comme une dame et splendide comme un roi, reconnaissait en Baldassare l’idéal le plus élevé qu’il se formait d’un homme ; il savait que son oncle était beau, qu’il lui ressemblait, il savait aussi qu’il était intelligent, généreux, qu’il avait une puissance égale à celle d’un évêque ou d’un général. A la vérité, les critiques de ses parents lui avaient appris que le vicomte avait des défauts. Il se rappelait même la violence de sa colère le jour où son cousin Jean Galeas s’était moqué de lui, combien l’éclat de ses yeux avait trahi les jouissances de sa vanité quand le duc de Parme lui avait fait offrir la main de sa sœur (il avait alors, en essayant de dissimuler son plaisir, serré les dents et fait une grimace qui lui était habituelle et qui déplaisait à Alexis) et le ton méprisant dont il parlait à Lucretia qui faisait profession de ne pas aimer sa musique.
Souvent, ses parents faisaient allusion à d’autres actes de son oncle qu’Alexis ignorait, mais qu’il entendait vivement blâmer.
Mais tous les défauts de Baldassare, sa grimace vulgaire, avaient certainement disparu. Quand son oncle avait su que dans deux ans peut-être il serait mort, combien les moqueries de Jean Galeas, l’amitié du duc de Parme et sa propre musique avaient dû lui devenir indifférentes. Alexis se le représentait aussi beau, mais solennel et plus parfait encore qu’il ne l’était auparavant. Oui, solennel et déjà plus tout à fait de ce monde. Aussi à son désespoir se mêlait un peu d’inquiétude et d’effroi.
Les chevaux étaient attelés depuis longtemps, il fallait partir ; il monta dans la voiture, puis redescendit pour aller demander un dernier conseil à son précepteur. Au moment de parler, il devint très rouge :
— Monsieur Legrand, vaut-il mieux que mon oncle croie ou ne croie pas que je sais qu’il sait qu’il doit mourir ?
— Qu’il ne le croie pas, Alexis !
— Mais, s’il m’en parle ?
— Il ne vous en parlera pas.
— Il ne m’en parlera pas ? dit Alexis étonné, car c’était la seule alternative qu’il n’eût pas prévue : chaque fois qu’il commençait à imaginer sa visite à son oncle, il l’entendait lui parler de la mort avec la douceur d’un prêtre.
— Mais, enfin, s’il m’en parle ?
— Vous direz qu’il se trompe.
— Et si je pleure ?
— Vous avez trop pleuré ce matin, vous ne pleurerez pas chez lui.
— Je ne pleurerai pas ! s’écria Alexis avec désespoir, mais il croira que je n’ai pas de chagrin, que je ne l’aime pas… mon petit oncle !