Intrigue au Kodokan
Tokyo, hiver 1888. Le samurai Tosode erre dans la ville endormie, quand il se fait violemment attaquer par trois individus empestant le saké. Alors qu’il croit sa dernière heure venue, une mystérieuse ombre se porte à son secours.
L’homme qui l’a sauvé pratique le judo, un nouvel art martial, dans une école appelée le Kodokan. Dès le lendemain, il présente son maître à Tosode, qui découvre combien le judo, plus qu’un sport de combat, est un véritable art de vivre.
Quand il apprend que plusieurs élèves se sont fait sauvagement agresser, Tosode décide d’enquêter et plonge dans les méandres d’une intrigue politique passionnante, qui voit s’opposer partisans de l’ouverture à l’Occident, nationalistes et politiciens véreux dans une valse qui pourrait se révéler mortelle…
Une enquête savoureuse au cœur de ce Japon Meiji qui a fasciné tant d’Occidentaux, de Pierre Loti à Vincent Van Gogh.
Grand reporter à L’Express, Charles Haquet est passionné de longue date par le Japon. Il est l’auteur d’une série policière se déroulant à l’époque Meiji. Intrigue au Kodokan en est le cinquième volet. Son héros, Tosode, est un ancien samurai qui tente de survivre dans le Japon post-féodal. Charles Haquet est également ceinture noire de judo (5e dan).
Extrait
Tokyo, hiver 1888
La rafale glacée lui gifla le visage. Il rabattit le col de son kimono et courut s’abriter sous un porche. Que faisait Kana ? Il était plus de minuit, elle devrait être là depuis longtemps. Jamais il n’aurait dû lui confier une telle mission, elle n’était pas de taille. Elle s’était sûrement fait surprendre. Combien de temps leur résisterait-elle avant de lâcher son nom ?
Un frisson lui traversa le corps. Était-ce le froid ? La peur ? Une dernière fois, il balaya la rue du regard, en vain. Elle restait désespérément déserte. La mort dans l’âme, il décida de partir. Il ne pouvait plus rester, il allait finir par se faire repérer.
Soudain, une forme apparut à moins d’un chô1 de distance. La silhouette, courbée en deux, traversa la rue à petits pas rapides. C’était Kana. Son visage était emmitouflé dans un foulard noir.
— Ne restons pas là, lui dit-il.
Il lui empoigna le bras et l’entraîna dans une ruelle sombre. Elle glissa dans la neige.
— Par ici !
Ils se réfugièrent derrière une palissade de bois. Kana mit un long moment avant de reprendre son souffle. Enfin, elle lui tendit un paquet.
— Tenez.
Il s’empressa de l’ouvrir. C’était un carnet en cuir rouge, épais et fermé par un cordon de soie. Un sourire éclaira son visage.
— Magnifique ! Comment as-tu fait ?
— Mon maître est parti ce matin en province. J’ai attendu que les servantes se couchent et je suis descendue dans son bureau. Je n’ai pas mis longtemps à le trouver, il était au fond d’un tiroir.
— Les puissants ont tous le même défaut, ils sont tellement sûrs de leur force qu’ils ne se protègent pas, ricana-t-il. Tu es sûre que personne ne t’a vue ?
Elle secoua la tête.
— Les gardiens sont cantonnés dans leur guérite. Ils ne sortent pas quand il neige.
Il fit disparaître le carnet dans une poche et lui prit la main.
— Kana… Je ne sais comment te remercier.
Il lui tendit une liasse de billets.
— Je préférerais que vous m’emmeniez dans les montagnes de Takayama comme vous me l’avez promis, murmura-t-elle, en repoussant doucement l’argent.
— Oui, bien sûr, répondit-il sans conviction.
Kana ne remarqua pas son embarras. Elle prit sa main et la porta à ses lèvres. Elle embrassa tendrement le bout de ses doigts.
— Je dois y retourner avant qu’ils ne se rendent compte de mon absence. Quand vous reverrai-je ? demanda-t-elle dans un souffle.
— Je reviendrai te chercher, je te le promets.
Ses yeux s’illuminèrent, elle se sentit submergée de bonheur. Dans ce terrain balayé par le vent, elle faillit lui avouer qu’elle ne dormait plus depuis qu’elle l’avait rencontré et qu’elle mourrait de chagrin s’il disparaissait de sa vie. Mais elle se ravisa, car elle ne voulait pas l’effrayer. À regret, elle fit demi-tour et partit sans se retourner.
L’amour était une chose bien étrange, songea-t-il en la regardant s’éloigner. Comment une femme pouvait-elle risquer sa vie pour un homme qu’elle connaissait à peine ? S’imaginait-elle vraiment qu’ils s’étaient rencontrés par hasard ?
Durant un mois, il s’était posté devant le palais et il avait surveillé les allées et venues du personnel. Un soir, il l’avait repérée. Elle avait de grands yeux noirs et un petit air mutin. Il l’avait suivie jusque chez elle. Kana habitait avec sa mère près du marché aux poissons. Il n’avait eu aucun mal à la séduire. Il était beau garçon. Les femmes adoraient son regard tourmenté et sa chevelure sauvage qui lui donnait l’air occidental. Kana avait été subjuguée par ce grand romantique qui voulait « faire la révolution » et « humilier les puissants ». Lorsqu’il lui avait demandé de voler ce carnet, elle n’avait pas hésité.
Pauvre fille… il ne la reverrait sans doute jamais. Il partit dans la direction opposée. Sa maison était à plus d’un ri. Il allait devoir marcher pendant deux heures, à moins que…
Un hennissement déchira le silence. Il se retourna. Une carriole tirée par un cheval noir occupait toute la largeur de la rue. Le tapis de neige était tellement épais qu’il ne l’avait pas entendue approcher. Il la héla sans hésiter. Mieux valait ne pas traîner dans ce quartier.
La voiture s’arrêta à sa hauteur.
— Je vais à Kojimachi, vous pouvez m’y conduire ?
— Quinze sen, répondit le cocher. Payés d’avance.
Il monta dans la diligence, qui n’était en réalité qu’un vieux chariot aménagé de façon sommaire. Les sièges étaient en bois et la cabine n’offrait qu’une protection illusoire contre le vent. Mais il n’allait pas faire le difficile. À cette heure, cet attelage était providentiel.
Le conducteur fit tinter les pièces dans sa large patte. Il poussa un grognement satisfait et fouetta le flanc de son cheval. La carriole se mit en branle. Glissant et patinant sur la voie verglacée, elle se fraya tant bien que mal un chemin entre les maisons de thé et les nasake-yado, les lupanars clandestins d’où s’échappaient des soupirs énamourés. Plus loin, des hommes se serraient autour d’un brasero, sous l’auvent d’une maison. Une odeur de châtaignes grillées flottait dans l’air.
— Les marchands de Wachimura sont arrivés ce soir, dit le cocher d’une voix bourrue. La récolte est exceptionnelle, cette année, vous voulez en acheter ?
— Non, ne vous arrêtez pas, répondit son passager.
— Comme vous voulez, grommela le chauffeur.
Vexé, il enfonça son cou dans ses épaules, descendit son bandeau sur le front et se mura dans le silence jusqu’à la fin du voyage.
Enfin, ils arrivèrent dans le quartier Kojimachi. La taverne du vieux Jôta était encore ouverte. Les derniers clients, ivres, tanguaient sur leur tabouret, indifférents au froid et aux bourrasques. Il passa devant la pâtisserie Tsuya, où l’on trouvait les meilleurs gâteaux aux haricots rouges de la ville, puis il s’engagea dans une ruelle étroite bordée de cryptomerias. Après s’être assuré qu’il n’était pas suivi, il entra dans une maisonnette en bois. Sans même ôter sa veste, il fila à son bureau, poussa quelques livres et parcourut le carnet à la lueur d’une lampe à pétrole. « Pensées pour un Japon moderne », annonçait la page de garde.
— C’est bien ça ! s’exclama-t-il en tournant fébrilement les feuillets.
L’écriture était serrée et méticuleuse, les ratures rares. Il ouvrit une page au hasard : « Si l’on en juge par les rapports de nos agents en poste en Occident, notre nation a pris un retard considérable dans certains domaines stratégiques comme l’industrie lourde, l’armement ou les transports. Faut-il y voir les conséquences de l’isolement dans lequel notre pays a vécu durant quatre siècles ? C’est probable, mais il ne sert à rien de s’apitoyer. Donnons-nous plutôt les moyens d’assouvir nos rêves de grandeur. » Et, plus loin : « Depuis qu’il est arrivé au pouvoir, l’empereur Mutsuhito a changé en profondeur la société. Il a aboli les privilèges des seigneurs et livré le pays aux étrangers. Pour quel résultat ? Les samurais vivent dans la misère, leurs sabres sont rouillés, leurs réflexes émoussés. Les seigneurs de guerre sont devenus banquiers, ils font des affaires et s’engraissent sans vergogne. Ils ne savent plus se battre. L’empereur Mutsuhito porte la responsabilité de cette déroute. Il doit abdiquer, sans quoi nous le chasserons du trône. »
Oser s’attaquer à l’Empereur… Le vieil Amaru avait raison. Ces notes pouvaient mettre le pays à feu et à sang. D’un côté, les nationalistes qui ne rêvaient que de conquêtes et risquaient d’être galvanisés par ce brûlot. De l’autre, les progressistes, dont la soif d’ouverture s’accordait mal avec les bruits de bottes. Tout était en place pour le grand choc, il ne restait plus qu’à provoquer l’étincelle…
Il referma le carnet. Il se sentit pris de vertige. Son audace l’effrayait. Comment avait-il osé s’en prendre à un homme aussi puissant ? La partie risquait d’être serrée. Dès le lendemain matin, son ennemi enverrait ses chiens de garde à sa poursuite. Mieux valait disparaître, le temps que les choses se calment. Et s’il quittait la capitale ?
Dehors, un hennissement retentit. Intrigué, il gagna la fenêtre et reconnut la carriole, garée sur le côté, à moins d’un chô. Pourquoi était-elle revenue ? Des ombres en sortirent et se dirigèrent vers sa maison. Il comprit aussitôt. Le cocher était allé chercher ses complices. Il était repéré.
Son cœur se mit à battre la chamade. Il sentit comme un engourdissement dans les chevilles, puis la crampe remonta dans les jambes. Il devait s’échapper, mais il n’y parvenait pas. La peur le paralysait. Il entendit des bruits de pas. Combien étaient-ils ? Trois, quatre peut-être. Une voix rauque résonna, suivi d’un cliquetis métallique. Quelqu’un crochetait la porte.
Au prix d’un grand effort, il parvint à bouger. D’abord un pied, puis l’autre. Il marcha jusqu’à sa chambre, puis il s’accroupit devant le brasero. À tâtons, dans le noir, il sonda le parquet. Une première latte sonna creux, puis une seconde. Il les souleva, dévoilant une cache étroite. Il y glissa le carnet volé et remit en place les pièces de bois.
Au même instant, un craquement retentit. La porte avait cédé. Des pas lourds retentirent dans l’entrée.
— Attention, il est peut-être armé, grogna l’un des intrus.
Ils envahirent la pièce principale. Il aurait peut-être pu leur échapper, mais il commit l’erreur de bouger.
— Momoe, sur ta gauche ! hurla l’un d’eux.
L’assaillant le cueillit au moment où il s’élançait vers l’entrée. Le tranchant d’une main en pleine gorge. Il tomba à genoux en suffoquant. Momoe tourna autour de lui comme un rapace.
— Tu pensais nous échapper ? ricana-t-il. Nous t’avions repéré avant même que tu ne retrouves ta complice. Cette chère Kana… Elle n’était pas très douée pour l’espionnage.
— Que lui… avez-vous… fait ? dit-il d’une voix étranglée.
Il voulut déglutir, mais il n’y parvint pas. Sa gorge le faisait trop souffrir.
— Elle médite ses erreurs dans une cave du château. Ça lui apprendra à tomber amoureuse d’un anarchiste.
— Je ne suis pas… un…
— On te connaît bien mieux que tu ne l’imagines. Fouille-le, Akira !
L’homme s’exécuta. Sans ménagements, il lui arracha sa veste, en retourna les poches.
— Rien sur lui, conclut-il.
— Attachez-le et inspectez la maison, ordonna Momoe. Vite !
Il se tourna vers le prisonnier tandis qu’Akira lui liait les mains dans le dos.
— Où l’as-tu caché ?
— Je ne sais pas… de quoi… vous…
Le poing lui écrasa la mâchoire. Il tomba au sol. Il voulut se recroqueviller, mais Momoe lui balança un coup de pied dans la nuque.
— Où est-il ?
Son prisonnier gémit sourdement. Momoe l’attrapa par le bras et le frappa derrière l’oreille. Un craquement retentit.
— Pour la dernière fois, dis-moi où est ce carnet…
Il dégaina un tanto et lui plaqua la lame sur le cou, mais il n’obtint que des borborygmes et des bulles de sang. Son corps pesa de plus en plus lourd. Il s’était évanoui.
Ses deux acolytes revinrent vers lui.
— On a fouillé partout, il n’y a rien, grommela Akira.
— C’est impossible. Il n’a vu personne durant le trajet, le cocher est catégorique. Peut-être quelqu’un l’attendait-il ici. Il va falloir qu’il parle. Emmenez-le, on ne peut pas rester là plus longtemps.
Les deux hommes l’empoignèrent par les aisselles et le traînèrent jusqu’à la porte. Momoe balaya une dernière fois la pièce du regard, comme s’il sentait que le carnet était là, tapi dans l’ombre, et qu’il le narguait. Puis il se dirigea vers le bureau, craqua une allumette et la jeta sur les feuilles éparses. Le feu prit immédiatement. Momoe renversa la table, les flammes se propagèrent aux cloisons de papier. Il courut vers la carriole et se retourna. Les flammes montèrent jusqu’à la cime des cyprès, inondant les toits d’une clarté mortelle.