Du sang sur l'asphalte
Claire DeWitt, la meilleure détective privée du monde, se réveille dans une ambulance à Oakland en Californie : quelqu’un vient d’essayer de l’assassiner. Mais elle n’est pas morte. Pas encore.
Se méfiant de la police, Claire suit les indices à travers la scintillante Las Vegas et ses faubourgs désertiques afin de découvrir qui veut sa peau. Pour survivre, Claire va devoir naviguer dans le présent mais aussi revisiter son passé compliqué ; entre rivalités de détectives, amitiés perdues et mystères généralement – mais pas toujours – résolus.
Trois récits entremêlés éclairent trois époques de la vie de Claire : son adolescence de jeune détective ambitieuse à Brooklyn, qui s’est achevée avec la disparition de sa meilleure amie ; une enquête sur la mort inexpliquée d’un artiste à Los Angeles à la fin des années 1990 lorsque Claire, dévastée par le décès de son mentor, a dû tout recommencer ; et enfin, ses recherches actuelles face à un tueur déterminé.
Lorsque le lien entre les trois récits se précise, la vérité se fait jour. Mais Claire n’abandonnera jamais sa quête de la réponse au plus grand mystère de tous : comment survivre dans ce monde manifestement conçu pour nous briser le cœur ?
Extrait
L’Affaire de l’Autoroute infinie
Oakland, 2011
J’ai repris conscience dans un fracas terrifiant. Mes yeux se sont ouverts dans un éclair de douleur indicible. Je ne voyais rien hormis une lumière aveuglante. J’ai refermé les yeux.
J’avais le souffle court.
Souviens-toi, souviens-toi.
J’ai dû crier, parce que j’ai entendu un cri et quelqu’un m’a pressé la main en disant :
— Tout va bien, tout va bien.
J’ai cessé de crier.
Des pensées m’ont dégringolé dans la tête. Accident. J’avais eu un accident de voiture.
Je me suis rappelé une énorme masse métallique enfonçant ma portière et j’ai recommencé à crier.
— Chut, calmez-vous, a dit la voix.
Une voix d’homme, plutôt jeune, sans doute blanc.
J’ai distingué d’autres bruits alentour, senti un souffle d’air frais sur mon visage. J’étais à l’extérieur.
J’ai entendu un nouveau cri. Pas de moi.
— Je reviens, m’a dit la voix. Vous allez bien, mais n’essayez pas de bouger.
L’homme a lâché ma main et s’est éloigné.
Je savais qui j’étais, seulement je n’arrivais pas à former les mots pour le comprendre. Mon nom était coincé quelque part dans ma gorge, incapable d’arriver jusqu’à mes lèvres.
J’ai essayé de bouger. Certaines parties réagissaient, d’autres pas. J’ai voulu lever la main. Il m’a fallu plusieurs tentatives avant que ma volonté se connecte à mon cerveau, puis à mes nerfs, à mes muscles et à ma chair, mais tout a fini par fonctionner, j’ai mis la main devant mes yeux et j’ai retenté de les ouvrir. Je me suis forcée à ne pas hurler. Mieux, mais encore douloureux. Ma paume était rouge et noire dans une lumière cruellement intense. La douleur m’a lacéré l’œil gauche et mes paupières se sont refermées.
Lentement, comme on décolle un pansement, je les ai rouvertes, j’ai acclimaté mes pupilles à la lumière et moi à la douleur.
J’ai regardé ce qui m’entourait. J’étais à Brooklyn. Non, San Francisco. Non, Oakland.
Voilà. À Oakland.
Tout en moi hurlait. L’adrénaline hurlait le plus fort.
Réfléchis, réfléchis.
Qui étais-je ?
Claire DeWitt. Je suis Claire DeWitt et je suis…
Un autre souvenir s’est écrasé dans un plof.
J’étais sur la route. Du Bay Bridge à la 880 en direction de…
Une Lincoln. Modèle 1982. C’était ça, la masse qui avait défoncé ma portière.
Qui la conduisait ? Et comment je le savais ?
L’image de la Lincoln me percutant m’a submergée, effaçant tout le reste. Je rebasculais dans le noir.
Réfléchis, réfléchis.
Ça m’est revenu : Je suis Claire DeWitt.
Ne voulais-je pas devenir détective ?
Si. Je voulais devenir détective, et je l’étais.
J’étais Claire DeWitt, et j’étais la meilleure détective du monde.
Réfléchis, Claire, réfléchis.
Étais-je sur une affaire ?
J’avais fini par piger que je reposais sur une sorte de civière ou de lit. Je me suis redressée. Ma jambe gauche et presque toutes mes côtes ont gémi de protestation. Je me trouvais dans une ambulance. La lumière aveuglante venait du plafond. Les portes étaient ouvertes. J’ai regardé au-dehors.
Le soleil s’était couché et il faisait sombre. La voiture que je conduisais n’était plus qu’un fatras de ferraille et de verre brisé. Les autres cris – ceux qui n’étaient pas de moi – émanaient d’une femme sur le trottoir d’en face, debout au-dessus d’un tas de vêtements ou d’une personne grièvement blessée. Encore quelques instants et j’ai vu que le front de la femme ruisselait de sang. Un secouriste, peut-être celui qui me tenait la main une minute plus tôt, s’efforçait de l’examiner.
Des gyrophares de police et d’ambulances tournoyaient et crépitaient. Le bitume scintillait d’éclats de verre et de métal. Autour des équipes d’intervention officielles, un cercle de quelques dizaines de badauds s’était formé. L’atmosphère était imprégnée de l’odeur enfumée, ensanglantée, déstabilisante d’un accident grave.
Souviens-toi, souviens-toi.
J’étais Claire DeWitt, la plus grande détective du monde, et on venait d’essayer de me tuer.
J’ai pris une grande inspiration. La nana qui braillait et pissait le sang… je l’avais vue avant l’accrochage. Elle était sur le trottoir au moment de l’impact.
— Nom de Dieu ! avait-elle lâché. Il va la tuer !
Il.
Mon premier indice.
J’ai tâché de me remémorer la Lincoln sans me laisser déborder par le souvenir. C’était une charge directe : le véhicule avait foncé droit sur moi, en visant le siège conducteur.
Pas un accident. Une tentative de meurtre.
Mon deuxième indice.
J’ai observé les environs. J’étais sur une avenue non loin de Fruitvale.
J’ai tâté mes vêtements. Pas de flingue. Pourquoi ça, pas de flingue ?
Ça m’est revenu : il était dans la voiture, fixé sous le siège passager. Plus sûr pour conduire. Aucune chance de le récupérer, maintenant.
Et puis j’ai eu un hoquet, j’ai scruté les parages et constaté, stupéfaite : la Lincoln qui m’avait emboutie n’était pas là.
Cette bagnole était un putain de monstre. Le quasi-assassinat devait à peine avoir éraflé son pare-chocs chromé. L’individu qui avait tenté de m’éliminer rôdait sans doute à proximité, à l’affût de la prochaine occasion.
J’ai sauté du brancard, et je me suis affalée en position accroupie quand mes guiboles m’ont lâchée.
Réfléchis, Claire, réfléchis.
J’ai projeté toute mon attention dans mes jambes, qui refusaient de se lever. La droite semblait opérationnelle. C’était la gauche qui ne voulait pas bouger. J’ai porté mon poids sur la droite et je me suis hissée dessus. Ça allait.
Debout, là, j’ai de nouveau survolé la scène de l’accident. J’avais besoin d’une arme. J’avais aussi besoin du flic qui allait avec.
Huit agents de patrouille. Je connaissais un paquet de flics à Oakland, mais aucun de ceux-là. Sept hommes, une femme.
Réfléchis, réfléchis.
Je me suis rendu compte que j’avais le souffle si court que j’en haletais presque. J’ai contraint ma respiration à ralentir. Mon œil gauche me brûlait et ma jambe gauche hurlait. L’adrénaline qui m’inondait rendait la douleur supportable, m’incitant à me lever et avancer plutôt qu’à m’écrouler et reculer.
Je ne savais pas exactement où j’étais ni pourquoi, mais une force maligne et sournoise a pris le dessus. Une force sans mots. Une force qui me maintiendrait en vie si je la laissais faire.
J’ai inspecté l’ambulance en quête de quelque chose qui m’aiderait à marcher. Je n’ai rien vu. Je me suis risquée à faire un pas sans aide.
La décharge m’a lardé la jambe gauche jusqu’à la hanche et j’ai étouffé un cri. Je me suis figée. J’ai tenté de remuer un peu les bras : ils avaient l’air de fonctionner. Okay. J’ai fait un autre pas. Presque aussi atroce.
Je n’étais pas sûre d’y arriver.
Tu veux vivre ? me suis-je demandé. Ou tu veux rester là et mourir ?
Ravalant ma douleur, un œil fermé, j’ai examiné les lieux et je me suis obligée à être rusée. Par terre sur le plancher, il y avait un grand coupe-vent bleu, sans doute appartenant à l’un des ambulanciers.
J’ai regardé les flics. Le plus proche était la femme. Campée devant la scène de crime, elle veillait à ce que personne ne vienne tripatouiller l’épave de ma Kia de location. Plus loin à la ronde, tous les autres s’activaient, la plupart auprès de la nana qui criait.
J’ai encore un peu remué les bras, dégourdi mes jambes en serrant les dents sous la torture.
C’est ça ou mourir.
C’était un vieux leitmotiv, et que j’avais déjà trop souvent utilisé sur moi-même. Pourtant, il agissait encore – parce que c’était vrai.
Je me suis rassise sur le brancard. J’ai fouillé la cabine des yeux, l’esprit en ébullition, et j’ai repéré une lampe torche dans une pochette accrochée à la paroi. J’ai attrapé la lampe.
Les feux de l’un des véhicules de police mitraillaient l’ambulance d’éclairs rouges, bleus et blancs. J’ai enlevé ma veste et je l’ai laissée tomber par terre, à moitié sur le coupe-vent. Un drap fin recouvrait la civière : je l’ai ajouté au tas. De loin, ça ferait illusion.
J’ai fixé la flic en l’adjurant de se tourner vers moi, la hélant mentalement : Voilà ton destin, lui criais-je. C’est ici que tes yeux doivent se poser.
Au bout d’une minute, elle m’a regardée. Quand elle m’a vue assise, elle a ouvert la bouche pour appeler ses collègues mais j’ai mis un doigt sur mes lèvres – chut – et pris un air terrifié. Ce qui était facile, vu que j’étais terrifiée.
J’avais attiré son attention. La bataille était à moitié gagnée.
J’ai pointé un index par-dessus mon épaule droite, en direction de la pile de linge sur le plancher. Dans la lumière stroboscopique, elle ne pouvait pas distinguer ce que c’était – un tas de chiffons ou une personne.
Il est là, ai-je articulé muettement. Je retenais son regard sur moi.
Du même index, j’ai fait le geste de me trancher la gorge.
Il va me tuer, ai-je ajouté.
Elle a mis la main sur son arme et s’est avancée, d’un pas prudent dans la nuit noire. Elle avait la peau lisse et foncée, les faisceaux rouges et bleus lui éclaboussaient le visage, martelant leur appel ancestral à l’aide, à l’aide, à l’aide…
Elle progressait lentement. En se rapprochant, elle a pris peur et dégainé son arme. Elle se trouvait à un mètre cinquante, un mètre, cinquante centimètres.
J’ai serré la torche.
J’avais toujours l’air terrifiée. J’étais toujours terrifiée.
Elle a atteint la porte de l’ambulance, pistolet brandi de la main droite.
— Criez pas, ai-je dit.
Elle m’a regardée, interdite.
En rassemblant jusqu’à la dernière once de force que je pouvais tirer de l’univers, d’un geste preste, j’ai abattu la lampe sur son poignet.
Elle a lâché son arme. Dieu me souriait. Le pistolet a atterri sur le plancher de l’ambulance et je me suis vite penchée pour le ramasser, aux prises avec les ténèbres lorsqu’un élancement foudroyant m’est remonté dans les côtes.
J’ai levé le flingue et l’ai braqué sur elle.
— Criez pas, ai-je répété. Pas un mot.
Elle paraissait furax et apeurée et je la comprenais.
— Je vous ferai pas de mal. Sauf s’il le faut. Et culpabilisez pas. Personne ne bat Claire DeWitt.
Je ne me souvenais pas de tout, mais de ça, oui.
Claire DeWitt gagne toujours.
Elle n’a pas moufté, mais j’ai vu qu’elle pensait : Ça reste à voir. C’était à peu près ce que je pensais aussi. Ça reste à voir.
Il y a une première fois à tout, et c’était peut-être celle-là. C’était peut-être la fois où je perdrais.
— Maintenant, donnez-moi votre radio, ai-je ordonné.
— Hein ?
— Votre radio. Vous allez me passer votre radio, je vais vous rendre votre flingue, et puis je vais m’en aller. Et à moins que vous ne vouliez que tout le monde sache que je vous ai piqué votre flingue, si vous n’avez pas envie de finir votre carrière à répondre au téléphone derrière un bureau, vous allez garder tout ça pour vous. Vous raconterez que vous ne savez pas où est passée votre radio. Que vous avez dû l’égarer quelque part. Ça vous va ?
Elle a regardé autour d’elle. Ses traits affichaient une expression, comme si elle voulait me frapper. Comme…
Un visage m’est apparu. Jeune. Grands yeux liquides. Celui de la personne qui essayait de me tuer ? Non. Un nom accompagnait le visage aux yeux liquides. Andray. Je partais à sa recherche quand j’ai été percutée. Pourquoi ? Le lama m’avait téléphoné, il m’avait annoncé qu’Andray, un vieil ami qui n’en était pas vraiment un, avait des ennuis. Le lama était un autre vieil ami. Le lama et aussi Nick Chang, Claude, Tabitha : tous me sont revenus à l’esprit. Et avec eux, tous ceux que j’avais perdus, Constance et Paul et Kelly et…
Non. J’y penserais plus tard. L’important, là, c’était que j’étais partie pour retrouver Andray. Claude et le lama étaient les seuls au courant. Est-ce que je leur faisais confiance ?
Oui. Je leur faisais confiance.
J’étais partie pour retrouver Andray. J’allais devoir changer de programme, à présent.
À présent, ma priorité était de me sortir de là.
Concentre-toi, Claire.
J’ai observé la flic. Elle était autant en rogne qu’effrayée. Voire plus.
— Personne ne viendra, lui ai-je dit. Personne ne viendra et personne ne vous aidera parce qu’il en est ainsi. Il en est ainsi et il en est exactement comme il a toujours été prévu qu’il en soit.
Alors que j’énonçais ces mots, je les trouvais moi-même bizarres. Ma voix était rauque et heurtée. Une brise s’est levée et une rafale d’air frais a balayé ma figure, ma main et le pistolet qu’elle tenait. Mon œil gauche a bondi et palpité.
Pourtant, je savais que c’était vrai. Il en avait toujours été et en serait toujours ainsi, exactement comme il était prévu qu’il en soit.
Prévu par qui ? Ou par quoi ? Je n’escomptais pas connaître un jour la réponse à cette question. En tout cas, pas ce soir. Mais je le sentais. Ici même, avec cette flic, avec cette arme, dans cette atmosphère chargée de sang…
Quelque chose commençait. Et davantage encore s’achevait.
La policière m’a tendu sa radio. Je l’ai glissée dans la ceinture de mon pantalon.
— Vous vouliez la vraie vie, lui ai-je dit. Eh ben, vous l’avez.
— Va te faire foutre, a-t-elle craché avant de pouvoir se retenir.
— Vous de même. Et maintenant, vous allez aussi me passer votre taser, parce que je n’ai plus du tout confiance en vous.
Je me suis forcée à descendre sur la chaussée.
La flic n’a pas bougé. J’avais gardé le pistolet baissé le long de ma cuisse pour que personne ne le voie. Je lui ai collé le canon contre l’artère fémorale. Un tir mortel.
— Taser, ai-je intimé.
Cette fois, elle me l’a donné. Sa jolie peau noire était rouge de rage.
— Allez par-là, ai-je indiqué en lui montrant le flanc de l’ambulance, à un bon mètre cinquante de moi.
Elle a obtempéré. Je me suis penchée pour jeter le flingue sous le véhicule.
— Maintenant, c’est à vous de voir. Vous pouvez m’appréhender et mettre un terme à votre carrière pour avoir laissé une détective privée détestée de tout le monde vous faucher votre arme de service. Ou bien vous pouvez me laisser partir, acheter un nouveau taser et oublier l’incident.
— Tu vas le payer, a-t-elle sifflé.
— Y’a des chances, oui.
Je ne l’ai pas dit, mais je pensais : Je l’ai déjà payé, et au prix fort.
Elle a plongé pour récupérer son feu et j’ai détalé, ou du moins filé aussi vite que j’en étais capable – donc plutôt clopiné vite avec une jambe raide –, les dents serrées pour ne pas hurler, sans m’arrêter avant de me retrouver quatre rues plus loin dans les toilettes d’un bar appelé le Dew Drop Inn, à laver les traces de sang sur ma peau et les éclats de verre dans mes yeux.
Homme. Lincoln blanche. Modèle 1982 ou approchant. C’était limité, comme point de départ.
D’autres souvenirs de ma personne et de tout ce qui lui était arrivé avaient resurgi pendant ma « course ». J’étais détective. J’élucidais des mystères. J’avais des ennemis. L’Affaire de l’Oiseau aux ailes brisées. L’Indice du Centime déplacé.
Des tas de gens voulaient ma mort. J’étais détective depuis mon enfance. J’avais résolu des énigmes que personne ne voulait résoudre. J’avais démêlé des affaires qui avaient bousillé des vies et en avaient sauvé d’autres.
Pourtant, aujourd’hui était un jour particulièrement compliqué pour me tuer. D’abord, comme j’avais explosé ma voiture quelques semaines plus tôt, je roulais en Kia de location. Ensuite, je ne travaillais pas sur une affaire officielle, mais sur une simple enquête personnelle, ce qui me rendait plus difficile à pister. Pas de client, pas d’indices.
Or donc, des tas de gens voulaient ma mort.
La question était : qui voulait ma mort aujourd’hui ?