Sous les eaux noires
Lorsque, à la fin du lycée, Lane Fielding a fui Waddell, sa ville natale au fin fond de la Floride, pour l'anonymat de New York, elle s’est juré de ne jamais y revenir. Pourtant, vingt ans plus tard, fraîchement divorcée et mère de deux filles, elle se retrouve contrainte de retourner vivre chez ses parents, sur la plantation historique de la famille. Un lieu hanté par le passé et les crimes sinistres de son père, ancien directeur d'une maison de correction.
La disparition de sa fille aînée vient confirmer la malédiction qui pèse sur cette ville. D’autant que dix jours plus tard, une étudiante se volatilise à son tour. Lane, désespérée, entreprend alors de faire tomber les masques autour d’elle pour découvrir si quelqu’un n’a pas enlevé sa fille afin de se venger des crimes de son père.
Sous les eaux noires questionne la solidité des liens familiaux et le danger des sombres rumeurs qui peuvent courir dans une petite ville de province… tout en montrant qu’il n’y a parfois pas de pire endroit que le foyer parental.
Extrait
Lane
Lane Wallace est seule à la Rowland’s Tavern lorsque la porte s’ouvre à la volée. Un homme entre en trébuchant, accompagné d’une rafale de pluie qui fait briller les lames de hickory du plancher. Il balaie la salle du regard, tape des pieds, passe ses mains sur son visage rond et mouillé. S’il dit quelque chose, Lane ne l’entend pas à cause du tambourinement de l’averse sur le toit de tôle et des branches des palmiers qui fouettent les fenêtres. Le mauvais temps est censé durer toute la nuit, et, partout dans Waddell, les gens doivent avoir la rivière à l’œil.
Elle sourit. Peut-être que cet homme est un ami d’ami, pas un étranger. Elle attend beaucoup de monde ce soir, qui sait si un des habitués du bar ne l’a pas invité. Parce qu’il ne lui retourne pas son sourire, cependant, elle sort son téléphone de sa poche arrière et le pose devant elle, bien en évidence. C’est un avertissement subtil, mais, au cas où, il y réfléchira à deux fois avant de chercher les ennuis.
Il est plutôt du genre massif, empâté, pourrait-on dire. Quand Lane lui demande s’il veut une bière, il hoche la tête et s’installe sur une banquette près de la porte. Ses clients réguliers, des hommes qui la connaissent depuis toujours, ou du moins qui ont connu son père, n’arriveront pas avant une heure environ, mais Rowland Jansen sera là d’un instant à l’autre. Il a filé déplacer sa voiture et celle de Lane pour les mettre à l’abri d’une éventuelle crue, elle ne restera donc pas longtemps seule avec cet homme.
Malgré la pluie, les gens viendront car c’est aujourd’hui qu’elle est redevenue Lane Fielding. Ils fêteront son divorce et lui diront qu’ils n’ont jamais aimé Kyle, ce bon à rien coureur de jupons, ni les douze romans qu’il a écrits. Elle n’a pas d’autres amis qu’eux ici. Cela fait six mois qu’elle a quitté le Nord pour s’installer à Waddell au terme de vingt années d’absence – un déménagement rendu nécessaire par son divorce – et, durant tout ce temps, elle a réussi à éviter les compagnons de sa jeunesse. À ses yeux, ils ne sont qu’un douloureux rappel d’un passé qu’elle préférerait oublier.
La compagnie des clients du bar lui suffit. Ces hommes bien plus âgés qu’elle ont même trouvé le moyen de lui pardonner son écart de conduite, il y a trois mois de ça, avec son patron, Rowland, un homme marié. Ou du moins, ils ont fermé les yeux dessus. Elle est de nouveau une des leurs maintenant, et ils ne cessent de lui répéter qu’il est grand temps qu’elle soit fière de Waddell et de sa famille. Aucun d’eux ne croit à ces « bêtises » colportées sur son père par les journaux et la télévision ces cinq dernières années. On est contents que tu sois là, lui disent-ils à la place. Tu as un nom du Sud tout à fait honorable, transmis par des hommes du Sud tout à fait honorables. Tu n’as pas à en avoir honte. Les journaux peuvent aller se faire voir. Et l’État aussi.
Peut-être que si cet homme, cet étranger, s’était assis au bar, comme la plupart des clients solitaires, Lane ne se serait pas donné la peine de joindre le shérif Mark Ellenton. Mais parce qu’il ne l’a pas fait, elle prend son téléphone. Elle a donné sa parole, après tout.
Il y a dix jours environ, une étudiante de la Florida State University a disparu. Avant même que la police de Tallahassee vienne à Waddell enquêter sur Susannah Bauer, Mark est passé lui dire de l’appeler si jamais elle se retrouvait seule au bar avec un inconnu. Mère de deux filles, elle ne pouvait pas se permettre d’être imprudente, et Mark ne supportait pas l’idée qu’il puisse lui arriver quelque chose. C’est ce qu’il a déclaré, mais ce qu’il voulait dire, et ce qui a flotté entre eux, comme toujours depuis plus de vingt ans, c’est qu’il ne supportait pas l’idée qu’il lui arrive de nouveau quelque chose.
Cette disparition a réveillé de mauvais souvenirs chez les personnes ayant connu les années 1970 et un homme du nom de Ted. Contrairement à Lane, trop jeune à l’époque, la plupart de ses clients ont toujours en mémoire le bref passage à Waddell de ce type, parti en enlevant une gamine de douze ans qui n’a jamais été revue. Il a mangé à l’Olson Café ce jour-là et fait réparer un pneu juste au bout de la rue. Un gars tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Et comme ils l’avaient sûrement fait en 1974, après cette histoire les gens ont commencé à fermer leurs portes à clé et à relever les plaques des voitures extérieures à l’État quand la nouvelle de la disparition de Susannah Bauer leur est parvenue.
Le téléphone collé à son oreille, Lane s’appuie contre le bar en scrutant la nuque de son client. L’appel sonne à plusieurs reprises dans le vide, mais, avant que la messagerie de Mark s’enclenche, la porte s’ouvre encore, cette fois sur trois hommes qui, eux aussi, entrent en trébuchant, accompagnés d’une rafale de pluie.
« Il y a des serviettes près du bar », dit Lane, avant d’interrompre son appel car, après tout, quatre étrangers sont plus rassurants qu’un seul.
Mais l’honnêteté aurait plutôt dû l’obliger à admettre que le premier d’entre eux n’avait été qu’un prétexte pour contacter Mark. Il est le seul qu’elle ait été heureuse de revoir ces derniers mois, et étant donné qu’il ne s’est jamais marié et qu’il s’arrête au bar plus souvent que nécessaire, il semblerait que lui aussi se soit réjoui de la retrouver, du moins jusqu’à ce qu’elle couche avec Rowland. Depuis, ses visites se sont espacées.
Les trois nouveaux venus sont des hommes du Sud et des buveurs de whiskey, suppose-t-elle, ce en quoi elle ne se trompe pas. Après avoir crié au type assis sur sa banquette qu’elle arrivait tout de suite, elle remplit un premier verre de Woodford. Les glaçons s’agitent et s’entrechoquent pendant que les hommes parlent entre eux, consultent leurs portables, griffonnent des notes sur de petits carnets à spirale. Ces trois-là ne sont pas des touristes, et ce ne sont pas non plus des habitués du bar. Ils sont déjà passés ici, peut-être pas eux précisément, mais d’autres qui leur ressemblent, et ils reviendront à coup sûr. Il y a bien des années de ça, Lane était des leurs. Mais un jour, le cinquième livre de Kyle avait fait un tabac. Pourquoi t’embêter à travailler alors que tu as les filles à élever maintenant ? avait-il dit. Elle avait donc démissionné.
Les trois hommes sont des reporters.
« Je crois que vous devriez vous limiter à un seul verre, messieurs.
— On ne fait que s’échauffer », réplique l’un d’eux, qui a les cheveux bruns.
Elle attrape une serviette sèche sur la pile et sort une bouteille de bière du frigo.
« Vous êtes journalistes ?
— Oui, m’dame, dit celui aux cheveux gris.
— Comment vous avez deviné ? demande le plus petit des trois.
— S’il y a bien une ville qui se méfie des gens comme vous, c’est celle-là, répond-elle en se dirigeant vers l’extrémité du bar. Vous feriez vraiment mieux de vous limiter à un seul verre. »
La police de Tallahassee n’a pas mis longtemps à débarquer à Waddell après la disparition de Susannah, et il était inévitable que les journaux et les chaînes de télévision lui emboîtent le pas. C’est peut-être pour cette raison que ces types sont là, même si Lane en doute. Ils doivent plutôt s’intéresser à son père. L’histoire de Neil Fielding a commencé à les attirer il y a au moins cinq ans, soit bien avant qu’elle regagne la ville de son enfance.
L’histoire en question est de celles qui font gagner des récompenses et décoller des carrières. Au début, elle n’attirait que des journalistes de Floride, mais à mesure qu’elle prenait de l’ampleur, ils sont arrivés de tous les États du Sud. De son appartement de Brooklyn, où elle habitait avec Kyle et les filles depuis vingt ans, Lane avait recherché les articles publiés dans tout le pays. Puis elle était retournée à Waddell et, durant les six mois qui avaient suivi, elle avait assisté à un nouvel afflux de reporters, venus cette fois par avion de New York, de l’Illinois et même de Californie. À chaque rebondissement, des détails toujours plus choquants étaient révélés et ces types étaient toujours plus nombreux à surgir en ville, si bien que la blessure que tant de gens à Waddell espéraient voir guérir s’est en fait envenimée.
C’est la pluie et le tonnerre qui poussent Lane à s’approcher sans bruit de l’homme assis seul dans son coin. C’est son divorce et cette solitude qu’elle redécouvre pour la première fois en vingt ans. C’est son corps, devenu plus moelleux, et ses cheveux blonds, désormais vaguement châtains. C’est la maison de ses parents et le fait qu’elle déteste savoir quelle lame du plancher grince et quel tiroir de la cuisine sort de ses rails. Et c’est la musique, ces notes lentes et mélancoliques, pincées sur une guitare acoustique, qui s’échappent des haut-parleurs au-dessus de sa tête et qui lui rappellent combien d’années elle a perdues avant de revenir pile à son point de départ.
« Tenez », dit-elle en posant la bière sur la table.
Ce type est nouveau ici et il est arrivé le même jour que les reporters, ce qui signifie qu’il s’agit probablement d’un proche de l’un des garçons blessés par son père. En tendant la main vers sa bière, il se tourne vers Lane, mais pas de façon brusque, comme elle l’avait craint. Il le fait lentement, ses yeux posés non pas sur elle, mais sur un point par-dessus son épaule. Il n’est guère plus âgé que sa fille aînée, Annalee. Vingt et un ans tout au plus. Son visage est aussi pâteux que son corps, ses yeux d’un bleu froid vont et viennent entre sa bière et le point dans le vide derrière Lane, et ses lèvres s’agitent en lui donnant l’air de réfléchir à la manière dont formuler ce qu’il veut dire.
« Annalee ne travaille pas », articule-t-il enfin.
Son regard est rivé sur la table, cette fois, et il s’est exprimé d’une voix à peine assez forte pour couvrir le bruit de la pluie.
« Pardon ?
— Annalee. C’est votre fille. »
Ce type n’a pas l’âge d’Annalee. Elle a fait erreur. Il a au moins vingt-cinq ans. Peut-être même pas loin de trente. Une de ses mains agrippe l’autre comme pour la garder prisonnière.
« On est lundi, ajoute-t-il. Elle travaille au restaurant le lundi.
— Vous êtes employé là-bas, vous aussi ? » demande Lane en cessant de retenir son souffle.
Ce doit être un collègue de sa fille. C’est pour ça qu’il pose ces questions.
« Des bouchers et des salopes », dit-il en continuant à remuer les lèvres.
Lane jette un coup d’œil aux trois reporters assis au bar. Ils ont dû entendre le type parce qu’ils se sont retournés. Un pied par terre, le brun s’apprête à se lever, mais elle leur fait signe de ne pas s’en mêler.
Ce n’est pas la première fois que quelqu’un insulte ainsi les Fielding. Les habitués du bar n’iront jamais croire ce que les journaux racontent sur son père, mais ce n’est pas le cas de beaucoup de gens en ville, qui assimilent sa famille à une bande de bouchers. Une grande partie de ces mêmes gens, en particulier les paroissiens de l’église de la Nouvelle Alliance, la considèrent quant à elle comme une salope depuis qu’elle a couché avec Rowland. Ou disons plutôt que Hettie Jansen, la femme de Rowland, la considère ainsi, et que cette expression est restée, à la manière d’un titre accrocheur. Des bouchers et des salopes.
Mais Hettie n’avait pas été la première à faire ça. Lane était encore adolescente que quelqu’un lui avait déjà jeté ce mot à la figure. Petite salope, lui avait craché son propre père l’année de ses treize ans, en se tenant si près d’elle que son souffle chaud lui avait fait battre des paupières. C’est ce jour-là qu’elle avait commencé à réfléchir au moyen de quitter Waddell. Son mariage avec Kyle avait été la solution, et seul son divorce, presque vingt ans plus tard, l’avait contrainte à revenir.
« Je crois comprendre que vous êtes en colère contre mon père », dit-elle en reculant.
C’est sa réponse standard, celle que le shérif Ellenton lui a conseillée. Désamorcer et esquiver.
« Vous avez tout à fait le droit de l’être, mais s’il vous plaît, laissez Annalee en dehors de ça. »
Elle avait raison, finalement. Les journalistes ne sont pas là à cause de la fille disparue. Une faille quelconque est sur le point d’apparaître dans le récit de son père, et c’est pour cette raison que ce type et eux ont débarqué ici. Comme d’autres avant lui, l’homme est furieux que Neil Fielding n’ait jamais été puni. Pour autant, elle ne peut laisser une telle haine, si justifiée soit-elle, se déverser sur ses enfants. Voilà pourquoi il faudra qu’elle quitte Waddell dès qu’elle aura économisé un peu d’argent.
« Un problème ? » s’enquiert le journaliste brun alors qu’elle retourne au bar.
Ignorant sa question, elle saisit son téléphone et adresse un message à sa fille. « QU’EST-CE QUE TU FAIS ? » tape-t-elle. Elle sait déjà qu’Annalee n’est pas à son travail. Le restaurant l’a appelée en tout début de journée pour lui dire de ne pas venir à cause de la pluie. Un message s’affiche sur l’écran de son téléphone : « JE PRÉPARE LE DÎNER . » « QUELQU’UN VOUS A EMBÊTÉS À LA MAISON AUJOURD’HUI ? » lui demande encore Lane. « NON, répond Annalee. TOUT VA BIEN. »
Pour la troisième fois, la porte du bar s’ouvre et Rowland Jansen apparaît sur le seuil. Pendant qu’il ôte son chapeau, Lane range son téléphone dans sa poche. Autrefois, les gens remarquaient Rowland pour ses cheveux blonds, mais cela fait longtemps qu’ils ont foncé, si bien que c’est surtout sa grande taille – un bon mètre quatre-vingt-quinze – qui attire maintenant l’attention.
« Des journalistes, dit Lane en lui montrant les trois hommes au bar.
— On ne veut pas faire d’histoires, lance le plus petit.
— Mouais, j’vais vous dire un truc, déclare Rowland, qui s’arrange pour effleurer la hanche et le ventre de Lane en passant près d’elle. Plein d’habitués vont se pointer ici ce soir, et j’ai pas envie d’avoir à gérer ceux qui voudront s’occuper de vous. »
Lane contourne le bar afin de se mettre hors de sa portée. Même s’il n’a jamais exprimé clairement son espoir que leur nuit ensemble soit suivie d’autres, il s’est montré de plus en plus familier avec elle ces dernières semaines. Trop familier.
Le journaliste aux cheveux gris vide son verre d’un trait et claque un billet de vingt dollars devant lui.
« La Fielding Mansion, vous connaissez ? Là où vit Neil Fielding. Le GPS ne la trouve pas.
— Jamais entendu parler », répond Rowland, un mensonge souvent répété.
Lane s’appuie contre le bar, là où il ne risque pas encore de la frôler, et coule un regard vers le type bizarre et solitaire. Il a balancé ses jambes sur le côté de la banquette, comme pour se préparer à partir, et il ne cesse de se frapper le front de la main.
« On nous a dit de chercher un orme géant. Et vous, madame ? Vous savez où est cette maison ?
— Non. Jamais entendu parler. »
Elle aussi a répété ce mensonge un bon nombre de fois.
« Si jamais cela vous revenait… », reprend le journaliste en sortant de son portefeuille une carte de visite qu’il glisse sous le pot à pourboire.
Lane hoche la tête sans un mot. C’est un chêne qu’il faut chercher, mais elle ne le leur dira pas. Elle pourrait aussi préciser qu’elle est une Fielding, qu’elle a grandi dans cette maison et qu’elle y habite à présent, mais ça non plus, elle ne le leur dira pas.
L’espace d’un instant, la pluie et le vent se font plus bruyants. Une fine bruine balaie son visage tandis que la porte s’ouvre et se referme. La table où le type se tenait seul est désormais vide.