Le goût du rouge à lèvres de ma mère

Auteur : Gabrielle Massat
Editeur : Le Masque
Sélection Rue des Livres

« Ma première cigarette avait le parfum des intestins qui se vident et le goût du rouge à lèvres de ma mère. »

Côte ouest américaine, années 1990.
Cyrus Colfer a quinze ans quand il allume sa première cigarette.
Sa mère, ancienne prostituée devenue proxénète, lui a pourtant toujours formellement interdit de fumer. Un peu de cendre tombe sur le carrelage, il frissonne en imaginant sa réaction quand elle rentrera à la maison.
Mais sa mère est déjà là. Allongée sur le sol, en jupe trop courte, comme d’habitude. Le corps lardé de vingt-huit coups de couteau.

Dix ans plus tard, Cyrus Colfer n’a pas perdu le goût de fumer. Et il est prêt à retrouver l’assassin de sa mère. À un détail près : il est devenu aveugle.

Un roman qui nous plonge dans les tribulations d’un antihéros plein de ressources, contrairement aux apparences.

Gabrielle Massat est née en 1991 à Toulouse, où elle sévit en tant que masseuse-kinésithérapeute. Quand elle n’est pas occupée à martyriser ses patients, elle écrit des romans noirs et les lit au crapaud qui vit dans son jardin.

20,00 €
Parution : Mars 2020
480 pages
ISBN : 978-2-7024-4950-9
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Extrait

Ma première cigarette avait le parfum des intestins qui se vident et le goût du rouge à lèvres de ma mère.
L’allumer m’avait précipité dans le monde des adultes – d’un coup, sans prévenir, bonjour jeune homme, à partir d’aujourd’hui on vous appelle monsieur. J’avais déjà essayé de grandir plus vite, avant ça : à quinze ans, je maîtrisais l’économie de marché, l’art délicat du coup-de-poing américain et les autres bases de mon futur métier. Mais la clope… cette sacro-sainte clope suçotée l’air de rien avait constitué le rite de passage. Je veux dire, j’avais vraiment eu l’impression, au moment de tirer ma première bouffée, qu’on ne me caresserait plus jamais les cheveux en m’appelant Cyrus chéri et en ajoutant « Est-ce que tu as fait tes devoirs ? »
Ce soir-là, j’étais rentré tard. J’avais poussé la porte de notre appartement sur Mission Street et la première chose que j’avais vue, c’était la cigarette abandonnée à côté du paquet, marquée sur le filtre par la trace sanguine de son rouge à lèvres. Ma mère m’avait toujours interdit de fumer. C’était d’ailleurs la seule transgression qu’elle m’ait jamais refusée. Elle trouvait drôle, ou formateur, que je triche à l’école (sauf en algèbre), que je découche à l’improviste (tant qu’elle restait ma femme préférée) ou que je m’obstine dans l’erreur (surtout si je devais m’en mordre les doigts). Le tabac, en revanche, demeurait un genre de onzième plaie d’Égypte dans son esprit, un vice absolu qu’elle aurait tenu à distance en tartinant notre porte de sang, de tripes ou de polonium si nécessaire. Découvrir qu’elle s’y adonnait en mon absence m’avait donc agacé. J’avais allumé la cigarette et, planté au milieu de notre salon, réfléchi à la façon dont j’allais lui reprocher son inconséquence.
Sérieux, maman, tu crains. Je croyais qu’on se faisait confiance. Comment veux-tu que je te respecte si…
Ou alors, le registre sarcastique.
Rappelle-moi, maman, qui de nous deux sacralise l’hygiène et cramerait toutes les plantations de tabac du monde si on lui donnait du napalm ?
Et si elle se mettait en colère, ou à pleurer : c’est bon, je ne le ferai plus. Je sais bien que c’est pour me protéger, moi aussi je t’aime.
Un peu de cendre était tombée sur le carrelage. J’avais mal derrière les yeux. Je m’étais frotté les paupières, puis j’avais compris que ma mère ne rentrerait pas.
Elle était déjà là.
En jupe trop courte, comme d’habitude, ses cuisses blanches exposées à toutes les indiscrétions, désirables à me faire rougir. Elle semblait avoir pris la cuite de sa vie, et préférer la fraîcheur du carrelage au confort de son lit pour encaisser la migraine. Sauf que les gens bourrés cuvent les yeux fermés. Ses iris à elle me fixaient bizarrement, leur bleu polaire à la fois intense et très lointain.
J’aurais pu m’accroupir pour clore ses paupières, mais j’avais préféré compter, parce que l’algèbre, c’est important. Vingt-sept, non, vingt-huit coupures. L’exercice était difficile à cause du sang et des lambeaux de ses viscères, mais j’avais de bons yeux. Vingt-huit blessures au moins, sauvages, sa peau déchiquetée comme un morceau de carton par un chat furieux. Celles sur son sein gauche avaient maculé son chemisier d’éclats rouge clair, presque rosés. Son abdomen baignait dans le pourpre et le brun. Ma mère sentait la viande avariée, et j’avais tellement mal derrière les yeux que je me les serais arrachés pour me soulager. Elle ne me l’aurait pas pardonné.
J’étais devenu adulte ce jour-là. Quand on y regarde de plus près, la cigarette n’en était pas la seule responsable, mais si on me pose la question, je dirai que si.

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