L'Orangeraie
Quand Amed pleure, Aziz pleure aussi. Quand Aziz rit, Amed rit aussi. Ces frères jumeaux auraient pu vivre paisiblement à lombre des orangers. Mais un obus traverse le ciel, tuant leurs grands-parents. La guerre sempare de leur enfance et sépare leurs destins. Des hommes viennent réclamer vengeance pour le sang versé. Amed, à moins que ce ne soit Aziz, devra consentir au plus grand des sacrifices. Et tous payeront le tribut des martyrs, les morts comme ceux qui restent.
Larry Tremblay frappe encore un grand coup, mais vise cette fois le coeur, laissant au lecteur le soin de départager les âmes pures des fourbes, les fanatiques des héros. Un texte à la fois actuel et hors du temps qui possède la force brute des grandes tragédies et le lyrisme des légendes du désert.
Extrait
Si Amed pleurait, Aziz pleurait aussi. Si Aziz riait, Amed riait aussi. Les gens disaient pour se moquer d'eux : «Plus tard ils vont se marier.»
Leur grand-mère s'appelait Shahina. Avec ses mauvais yeux, elle les confondait tout le temps. Elle les appelait ses deux gouttes d'eau dans le désert. Elle disait : «Cessez de vous tenir par la main, j'ai l'impression de voir double.» Elle disait aussi : «Un jour, il n'y aura plus de gouttes, il y aura de l'eau, c'est tout.» Elle aurait pu dire : «Un jour, il y aura du sang, c'est tout.»
Amed et Aziz ont trouvé leurs grands-parents dans les décombres de leur maison. Leur grand-mère avait le crâne défoncé par une poutre. Leur grand-père gisait dans son lit, déchiqueté par la bombe venue du versant de la montagne où le soleil, chaque soir, disparaissait.
Quand la bombe est tombée, il faisait encore nuit. Mais Shahina était déjà levée. On a retrouvé son corps dans la cuisine.
- Qu'est-ce qu'elle faisait en pleine nuit dans la cuisine ? a demandé Amed.
- On ne le saura jamais. Elle préparait peut-être un gâteau en secret, a répondu sa mère.
- Pourquoi en secret ? a demandé Aziz.
- Peut-être pour faire une surprise, a suggéré Tamara à ses deux fils en balayant l'air de sa main comme si elle chassait une mouche.
Leur grand-mère Shahina avait l'habitude de parler toute seule. En fait, elle aimait parler à tout ce qui l'entourait. Les garçons l'avaient vue interroger les fleurs du jardin, discuter avec le ruisseau qui coulait entre leurs maisons. Elle pouvait passer des heures courbée sur l'eau pour lui chuchoter des mots. Zahed avait honte de voir sa mère se comporter de cette façon. Il lui reprochait de donner un mauvais exemple à ses fils. «Tu agis comme une folle», lui criait-il. Shahina baissait la tête, fermait les yeux en silence. Un jour, Amed a dit à sa grand-mère :
- Il y a une voix dans ma tête. Elle parle toute seule. Je n'arrive pas à la faire taire, elle dit des choses étranges. Comme s'il y avait une autre personne cachée en moi, une personne plus grande que moi.
- Raconte-moi, Amed, raconte-moi les choses étranges qu'elle te dit.
- Je ne peux pas les raconter, je les oublie au fur et à mesure.
C'était un mensonge. Il ne les oubliait pas.