Zoli
Les plaines de Bohême à la France, en passant par l'Autriche et l'Italie, des années trente à nos jours, une magnifique histoire d'amour, de trahison et d'exil, le portrait tout en nuances d'une femme insaisissable. Porté par l'écriture étincelante de Colum McCann, Zoli nous offre un regard unique sur l'univers des Tziganes, avec pour toile de fond les bouleversements politiques dans l'Europe du XXe siècle.
Tchécoslovaquie, 1930. Sur un lac gelé, un bataillon fasciste a rassemblé une communauté tzigane. La glace craque, les roulottes s'enfoncent dans l'eau. Seuls en réchappent Zoli, six ans, et son grand-père, Stanislaus.
Quelques années plus tard, Zoli s'est découvert des talents d'écriture. C'est le poète communiste Martin Stránský qui va la remarquer et tenter d'en faire une icône du parti. Mais c'est sa rencontre avec Stephen Swann, Anglais exilé, traducteur déraciné, qui va sceller son destin. Subjugué par le talent de cette jeune femme, fasciné par sa fougue et son audace, Swann veut l'aimer, la posséder. Mais Zoli est libre comme le vent.
Alors, parce qu'il ne peut l'avoir, Swann va commettre la pire des trahisons...
Extrait
Il longe le lit du ruisseau et 1 immonde paysage se révèle peu à peu, les seaux renversés dans un coude plus loin, le landau cassé dans les mauvaises herbes, le baril de pétrole qui tire une langue rouillée, la carcasse d'un frigo dans les ronces.
Le chien qui vient renifler le devant de la voiture a comme la peau recousue sur les os. Encore une seconde, et les gamins déboulent, se massent contre les vitres. D'un coude qu'il voudrait nonchalant, il abaisse les clenches aux angles des portières. Il y a un môme assez agile pour sauter sans un bruit, empoigner les deux essuie-glaces et s'étaler sur le capot. Deux autres s'accrochent au pare-chocs arrière et se laissent traîner, pieds nus dans la gadoue. Les filles courent de chaque côté, le nombril à l'air dans leurs jeans taille basse. L'une d'elles tend un doigt en riant, puis s'arrête, net, muette. Le gamin du capot glisse par terre, les patineurs lâchent le pare-chocs, et la rivière est soudain là, boueuse, rapide, inattendue. Un coup de volant brutal, les mûriers grattent les vitres, le chiendent craque sous les essieux, mais la voiture retrouve le chemin. Les enfants rappliquent à toutes jambes en poussant des cris.
Courbées sur la rive opposée, deux vieilles femmes se redressent avec un sourire en coin, hochent la tête et recommencent à frotter sur les galets des draps gorgés de lessive.
Un autre virage serré, une haie d'arbres comme un mur aveugle, un cageot à salades crevé dans l'herbe haute, et là, de l'autre côté d'une passerelle branlante, une ruine, se trouve le camp des Gitans, rejeté sur une île au milieu de la rivière : on dirait qu'elle préfère la contourner. Des baraques, des cabanes sans fenêtres. Tuyaux dentelés, bois disparates, des foulards de fumée au-dessus des cheminées, des toits rapiécés en tôle ondulée, grêlés d'antennes satellite. Dans les branches d'un arbre, au fond, un manteau bleu claque au vent.
Il gare la voiture hors du chemin, tire le frein à main, fait semblant, un instant, de chercher quelque chose dans la boîte à gants, fouille bien alors qu'il n'y a rien, rien là qu'une seconde de répit. Derrière les vitres, les visages des gamins. En ouvrant la portière, il entend brusquement la dizaine de radios qui, de l'autre côté, gueulent simultanément des chansons slovaques, tchèques, américaines.
Aussitôt les mômes lui tâtent les manches, lui auscultent les côtes, lui palpent les poches. Il a l'impression d'être lui-même une douzaine de mains. Il les repousse d'un geste, crie :
- Ouste !
La voiture oscille en cadence : encore un gosse qui saute sur le pare-chocs. Il gueule :
- Ça suffit, maintenant !
Les garçons haussent les épaules dans leurs vestes en cuir. Les filles aux chemisiers ouverts reculent en ricanant - leurs dents immaculées, le vif-argent dans leurs pupilles. En débardeur, le plus grand des garçons s'avance.
- Robo, dit celui-ci en bombant le torse.
Poignée de main, il prend le jeune homme à part, lui murmure quelques mots à l'oreille.
Il aimerait ignorer cette odeur forte de laine mouillée et de tabac brun. Trente secondes pour conclure un marché : cinquante couronnes, Robo l'emmène voir les aînés, et, pendant ce temps-là, qu'on ne touche pas à la voiture.
L'adolescent met en garde sa petite bande, file une taloche au gamin du pare-chocs arrière. Puis ils s'en vont vers la passerelle. De nouveaux enfants arrivent le long de la rivière, certains tout nus, certains en couche-culotte, une fille en tongs sous des lambeaux de robe rose, et c'est la même qui semble finalement être partout, belle, ébouriffée, les yeux noirs comme du charbon. Seules leurs chaussures sont différentes.
Il regarde les mômes passer le petit pont, des hérons en file indienne, le talon lourd, l'orteil en l'air, le corps léger. Les plaques de métal tressaillent sous leurs pas. Il glisse sur une planche de contreplaqué, vacille, cherche à se rattraper quelque part, mais il n'y a rien. Les gamins rigolent, une main sur la bouche - de tous les ânes qui sont passés par là, il doit bien être le plus con, se dit-il. Il sent le poids qu'il porte sur lui : les deux bouteilles, le bloc-notes, les crayons, les cigarettes, le petit appareil photo et le minuscule magnétophone, planqués dans et sous ses vêtements. Il ajuste sa veste en arrivant au bout de la passerelle, saute au-dessus du dernier trou, atterrit dans la boue à vingt mètres d'une baraque. Il lève les yeux, respire un bon coup, mais ses veines vibrent comme des cordes de piano, le coeur tape dans sa poitrine, il n'aurait jamais dû venir seul. Journaliste, slovaque, quarante-quatre ans, passablement gras, mari et père, le voilà prêt à s'enfoncer dans un campement de Gitans. Le pied dans une flaque, il se rappelle qu'il a chaussé des mocassins. Quel imbécile. S'il fallait partir en courant ?