Aux frontières de la soif
Haïti, janvier 2011. Fito Belmar est architecte-urbaniste et écrivain. Après le succès de son premier livre, il vit aujourd'hui de ses rentes et mène une existence rythmée par les soirées bien arrosées avec ses amis... Mais il cache aussi un lourd secret : certaines nuits, il se faufile dans le camp de Canaan et approche de toutes jeunes filles que la misère vend au plus offrant. Gigantesque camp de réfugiés créé juste après le séisme de janvier 2010, Canaan est devenu depuis un immense bidonville regroupant quelque 80 000 personnes vivant dans la précarité, la violence et le dénuement. Lorsqu'il accueille Tatsumi, une journaliste japonaise avec laquelle il n'a communiqué que par messagerie électronique, Fito doit jouer l'hôte parfait. Il n'est pas insensible au charme gracile de la Japonaise et un rapprochement amoureux semble possible. Tatsumi saura-t-elle ramener Fito vers une existence plus lumineuse ?
Extrait
Fito regarda sa montre. Six heures cinquante, il serait à l'heure à son rendez-vous. Les phares de la Jeep éclairaient furtivement les troncs tourmentés des neems au bord de la nationale n° 1. Le trafic était fluide, la voiture filait vite. Une transition brusque et libératrice par rapport aux encombrements qui l'avaient retenu près d'une heure, jusqu'à la sortie de Bon-Repos. Fito avait un peu froid mais il ne régla pas le climatiseur. Il laissait son sang se refroidir. Dans un moment il allait suer toute l'eau de son corps sous un abri de bricoles. La végétation diminuait au fur et à mesure de sa progression. Il atteindrait bientôt le carrefour de Route-Neuf, croisement de tous les risques, à la sortie de Cité-Soleil. Il les vit debout sous un bouquet de lauriers-roses. Il savait les trouver là, comme les autres fois, mais à leur vue son coeur cogna fort dans sa poitrine et sa gorge se serra. Il laissa l'asphalte, engagea le tout-terrain sur l'accotement en terre battue et déverrouilla les portières. Quand les deux hommes montèrent à bord, la nuit s'engouffra dans la cabine du véhicule. Il n'y avait presque pas de bruit dehors, des cigales crissaient dans les touffes de ronces alentour et, au loin, le moteur d'une puissante génératrice ronflait.
Dans la voiture les trois hommes échangèrent un bref salut. Au bout d'environ un kilomètre, l'oncle dit : Ralanti... vire la a, patron. Fito prit un chemin pierreux sur la droite. Il fallait d'abord longer Corail, le camp de sinistrés aux rangées ordonnées de tentes plantées par les soldats étrangers. Canaan, plus haut, couvrait dans la plus parfaite anarchie une coulée de mornes nus dominant la route du Nord et rejoignant sur l'autre versant, en direction de la nationale n° 3, les contreforts du Morne-à-Cabris. Une terre de tuf, ingrate et chaude. Quelques rares touffes de neems et des cactus auxquels les déplacés avaient arraché des carrés d'emplacement. Canaan, un mélange de femmes, d'enfants, d'hommes, de rires et de pleurs, de faims et de soifs. Une agglomération chaotique de carrés en contreplaqué et de maisons-bâches à dominante bleue, étampés de sigles internationaux, qui avait grandi comme un immense champignon, rampant vite d'un morne à l'autre, les recouvrant d'une maille de vies déplacées. Au-delà du chaos apparent, une organisation subtile régissait l'endroit. Il y avait déjà Canaan 1 et Canaan 2 et, au rythme de l'avancée humaine, d'autres Canaan continueraient de s'étendre dans les creux assoiffés de la terre. Quelques maisons en dur poussaient çà et là, fixant le lieu dans sa topographie de bidonville officiel en devenir. Et la poussière partout, dans les cheveux, les yeux, les mains, la raie des fesses, les jambes, incrustée au plus intime des vies. Un endroit sec et seul. Canaan envahi et proclamé terre promise dès le lendemain du séisme par quelques centaines de sinistrés de la zone. Un an plus tard, et selon des statistiques peu fiables, ils étaient quatre-vingt mille. Une ONG cherchait de l'eau et promettait l'installation d'un système d'adduction qu'on attendait depuis plusieurs mois. Entretemps, il fallait acheter le précieux liquide. Au début, quelques camions-citernes commandités par des organisations caritatives venaient déverser leur réservoir dans les seaux et les drums du peuple. Une lutte s'engageait alors où les plus forts gagnaient la plupart du temps. Une eau qui ensuite était découpée comme des petites pièces de lard et revendue au prix fort. À Canaan tout avait un prix, l'emplacement de terre spoliée, l'eau rarissime, la quincaillerie, les soins de beauté, le pain, l'Internet, l'improbable sécurité, la marijuana et les boules de crack, le sexe sous toutes ses formes.