Remise de peines
Camille, dix-sept ans, est un garçon sensible, très épris de justice. Il n'a pas connu son père. En revanche, il voit défiler les compagnons de Mathilde, sa mère, qui tous finissent par la tabasser. Il se fait un jour cette promesse : «Le prochain salopard qui cherche à démolir ma mère, je le crève, je le bousille, je lui arrache les yeux et je l'oblige à les avaler avant de lui couper les deux mains d'un seul coup de hache...»
Mais bientôt Camille et Mathilde rencontrent leurs nouveaux voisins, Grégoire et Richard, son vieux père malade. Les liens qui se tissent peu à peu entre eux vont bouleverser leurs existences, donner à la mère l'espoir d'un avenir et permettre au fils d'entamer sa croisade de rédemption. Avec cette histoire poignante d'un fils qui veut soulager les peines de sa mère et se bat pour plus de justice, Anne Bragance nous offre ici un roman plein d'humanité.
Extrait
Hier, le calendrier affichait la date du 3 novembre, il faisait un temps de saison, un temps de chien, pluie têtue, bourrasques de vent, et j'avais la gueule de travers une fois de plus : la moitié du visage tuméfiée et l'oeil logé dans cette moitié cerné du plus beau nuancier de l'hématome, bref, un oeil au beurre noir. Je devais cette tête de massacre au père Noël, qu'on m'entende bien, j'appelle ainsi l'homme qui par toutes sortes de promesses et de séductions avait réussi à me faire croire à nouveau au père Noël. J'y croyais comme on croit à cinq ans. Mais on était déjà en novembre, j'avais perdu mes illusions et compris que le père Noël ne viendrait plus jamais pour moi : son collègue le père Fouettard l'avait devancé et assassiné. Et mon visage se retrouvait en marmelade comme la petite pomme d'une comptine de mon enfance. Quant à l'âme, si j'en ai une, de la compote.
Il me fallait prendre la poudre d'escampette, me mettre hors de portée du malfaisant de toute urgence. Alors, très tôt ce matin, dès l'ouverture, je me suis présentée au bureau de poste du patelin. J'ai dit à la préposée qu'il fallait, à compter de ce jour, faire suivre mon courrier.
- Définitivement ? a-t-elle demandé - et je voyais bien qu'elle mettait toute sa miséricorde à éviter du regard le côté massacré de mon visage.
- Définitivement.
- Là-dessus, comme le règlement l'exige, elle m'a tendu un petit imprimé cartonné à remplir et, tandis que j'écrivais, alors que rien ne l'y contraignait, elle a murmuré :
- Vous ne serez pas restée longtemps ici...
J'ai bafouillé «non, en effet» et un nuage rouge est venu aggraver l'aspect technicolor de ma carnation.
Pendant que la femme appliquait des tampons sur la fiche cartonnée que je venais de lui remettre, j'essayais d'arborer un air désinvolte et le mieux que j'avais trouvé pour y parvenir était de m'absorber dans la lecture des divers placards collés sur la vitre qui sépare le guichet des usagers. Il y avait là toutes sortes de publicités officielles, d'appels à la souscription ou à l'épargne et, juste à hauteur de mes yeux - ou de mon oeil encore capable de lire - quelques lignes dactylographiées sur un modeste rectangle de papier blanc. Frappée par le caractère insolite de ce message anonyme, je le relus une deuxième, puis une troisième fois. Sans que je puisse rapporter les termes exacts dans lesquels elle était formulée, c'était une apologie du sourire envisagé comme vertu et panacée universelle, comme l'expression d'une chaleur humaine irradiante, comme source de réconfort à la portée de tous et de chacun. Et mon oeil opérationnel relisait le message, et mon oeil invalide se souvenait de la dernière vision qu'il avait enregistrée avant d'être accommodé au beurre noir, celle du visage du bien-aimé, dévasté par la colère et la haine, où il semblait impossible que le sourire pût un jour refleurir.