Récits de la soif: De la dépendance à la renaissance
À la croisée de l’essai et des mémoires, Récits de la soif est un témoignage fascinant sur l'alcoolisme, le chemin vers la sobriété et leurs représentations. Prodigieuse érudition et plume acérée dignes d'une Susan Sontag ou d'une Joan Didion sont les ingrédients de cette cure salutaire.
Présentation de l'éditeur
Quel point commun entre Billie Holiday et Stephen King ? Entre Amy Winehouse, Marguerite Duras et l’auteure de ce livre ? L’art – l’art et l’addiction.
Après ses Examens d’empathie, Leslie Jamison se penche sur les liens entre écriture et toxicomanie, en commençant par sa propre expérience. De sa première gorgée de champagne au délitement de sa vie de jeune adulte, Leslie Jamison livre un témoignage sincère sur l’emprise de l’alcool et son chemin vers la sobriété. Elle met en regard sa propre trajectoire éthylique avec celles de femmes et d’hommes de lettres tels que Raymond Carver, William Burroughs, Jean Rhys et David Foster Wallace, déboulonnant page à page le mythe de l’ivresse inspirée. Ce chœur de voix dessine les contours d’un récit commun qui en dit autant sur les toxicomanes que sur la société qui, selon la couleur de leur peau, leur origine sociale ou leur genre, réécrit leurs histoires.
À la croisée de l’enquête socio-littéraire et des mémoires, le nouveau livre de l’héritière de Susan Sontag et de Joan Didion est un témoignage fascinant ainsi qu’une somme d’une prodigieuse érudition sur l’addiction, et, plus encore, une cure collective salutaire.
Extrait
La première fois que je l’ai sentie – l’ivresse –, j’avais presque treize ans. Je n’ai ni vomi ni perdu connaissance ; je ne me suis même pas ridiculisée. J’ai aimé, c’est tout. J’ai aimé le pétillement du champagne, le picotement de ses aiguilles de pin chaudes dans ma gorge. Nous célébrions la fin des études de mon frère, et je portais une longue robe en mousseline dans laquelle je me sentais gamine jusqu’au moment où j’eus l’impression d’être autre chose : initiée, rayonnante. J’en voulus au monde entier : personne ne m’a jamais dit que c’était si bon.
La première fois que j’ai bu en cachette, j’avais quinze ans. Ma mère était en voyage. Avec mes copains, nous avions étalé une couverture sur le parquet du salon et bu ce que nous avions trouvé dans le réfrigérateur : du chardonnay coincé entre le jus d’orange et la mayonnaise. Un sentiment d’interdit nous enivrait.
La première fois que j’ai fumé de l’herbe, c’était sur le canapé d’un inconnu. J’ai éteint à moitié le joint que je serrais entre mes doigts dégoulinant d’eau. Un ami d’ami m’avait invitée à une soirée piscine. Mes cheveux sentaient le chlore et je frissonnais dans mon bikini humide. D’étranges petites créatures surgirent de mes coudes et de mes épaules, des parties de mon corps qui se pliaient, s’articulaient. Je me suis dit : qu’est-ce que c’est que ça ? Et comment c’est possible que ça continue ? Mais je me sentais bien, je me disais sans cesse : Plus. Encore. Toujours.
La première fois que j’ai bu avec un garçon, je l’ai laissé me peloter sur la passerelle en bois d’un poste de sauvetage. Des vagues sombres léchaient le sable sous nos pieds qui pendaient dans le vide. Mon premier petit ami : il aimait fumer de l’herbe. Il faisait même fumer son chat. Nous nous roulions des pelles dans le monospace de sa mère. Un jour, il est venu à un repas de famille chez moi complètement remonté aux amphétamines. « Quel bavard ! » a remarqué ma grand-mère, totalement conquise. À Disneyland, il a attaqué un sachet de champignons hallucinogènes et s’est mis à haleter dans la file d’attente du Train de la mine, le tee-shirt trempé de sueur, tripotant les pierres orangées de ce Far West de pacotille.
Si je devais déterminer à quel moment j’ai vraiment commencé à boire, quelle première fois a donné le coup d’envoi, je dirais que cela a débuté avec mon premier trou noir, ou peut-être la première fois que j’ai cherché à expérimenter le trou noir, la première fois que j’ai désiré plus que toute autre chose m’extraire de ma propre vie. Cela a peut-être débuté la première fois que j’ai vomi parce que j’avais trop bu, la première fois que j’ai rêvé que je buvais, la première fois que j’ai menti sur ma consommation d’alcool, la première fois que j’ai rêvé que je mentais sur ma consommation d’alcool, alors que l’envie de boire s’était si profondément ancrée en moi que presque chaque parcelle de mon être était occupée à l’assouvir ou à la combattre.
Savoir quand je me suis vraiment mise à boire relève peut-être de schémas répétés plutôt que de moments : lorsque j’ai commencé à boire tous les jours. J’ai pris cette habitude à Iowa City, où, loin de sembler dramatique ou remarquable, boire était au contraire universel et inévitable. Il y avait tant de façons et d’endroits pour se saouler : le bar des romanciers et des nouvellistes dans un mobile home enfumé, avec une tête de renard empaillée et quantité d’horloges cassées ; ou le bar des poètes en bas de la rue, avec ses cheeseburgers anémiques et son panneau publicitaire lumineux vantant la Schlitz, paysage électrique mouvant : ruisseau ondoyant, rives verdoyantes, cascade scintillante. J’écrasais la rondelle de citron dans ma vodka tonic et entrevoyais – dans ce doux moment entre le deuxième et le troisième verre, puis entre le quatrième et le cinquième – ma vie comme une chose illuminée de l’intérieur.
Il y avait des soirées à la Farm House, un endroit perdu au milieu des champs de maïs, après les dîners poisson frit organisés par l’American Legion tous les vendredis. Durant ces soirées, les poètes s’adonnaient à la lutte dans une piscine pour enfants remplie de Jell-O, et le profil de chacun semblait beau dans la lueur crépitante des flammes dévorant un matelas. Le froid était assassin l’hiver. Il y avait sans cesse des repas participatifs où les écrivains plus âgés apportaient de la viande braisée et les plus jeunes des barquettes de houmous, et où tout le monde venait avec du whisky, et où tout le monde amenait du vin. L’hiver se poursuivait ; nous continuions de boire. Puis le printemps arrivait. Et nous continuions de boire.