Accidents
Si Elizabeth perd brutalement son mari à l’âge de vingt-sept ans, ce n’est pas à cause de la guerre du Viêt-nam, mais d’un bateau fragile et d’une tempête. Entourée de ses proches, elle s’engage sur le chemin de la résilience, résolue à survivre à cet accident.
Laurie Colwin entrelace les fils des souvenirs que le deuil fait remonter pour raconter une histoire de blessure et de guérison. Elle réussit, avec justesse, à dire l’amour quand il disparaît et ce qui nous pousse à y aspirer, encore et encore.
Extrait
Mon mari est mort en bateau au large des côtes du Maine et m’a laissée veuve à l’âge de vingt-sept ans. À l’époque, de nombreuses filles perdaient leurs maris à cause de la guerre aérienne ou de la guerre terrestre ; moi, j’ai perdu le mien à cause de sa témérité, d’une terrible tempête et d’un bateau fragile. Je n’ai eu aucun cruel télégramme d’excuses pour m’en informer ; aucun soldat en deuil à ma porte avec la lettre jamais envoyée, la montre, les effets personnels ; aucun enfant à consoler.
Mon mari s’appelait Sam Bax, et personne ne l’a jamais empêché de faire ce qu’il voulait. Son frère Patrick et moi l’avons regardé quitter le port de Little Crab alors qu’il connaissait les avis de tempête. Nous nous sommes repassé plusieurs fois les jumelles, mais Patrick a été le dernier à bien le voir. Quand il m’a redonné les lourdes lunettes, il y avait encore un point blanc lumineux, mais ça aurait aussi bien pu être une bouée que la voile de Sam disparaissant à l’horizon. Je me rappelle avoir alors pensé que Sam concrétisait tous les instincts sauvages que Patrick avait toujours éprouvés et réprimés. Sam avait trente ans, Patrick trente-deux. Patrick était le plus vieux et le plus sérieux des jeunes avocats. Il donnait libre cours à sa violence une raquette de tennis à la main et, la première fois que je l’ai vu (c’était avant mon mariage avec Sam), lui et Sam se sont soûlés après dîner avant de se lancer dans une violente partie nocturne qui s’est terminée avec des bandages à la cheville et au poignet pour Sam, et une bosse pour Patrick là où sa tête avait rencontré la raquette que Sam lui avait jetée. C’était à peu près la seule façon dont Patrick Bax se défoulait. Il avait atténué sa témérité en une sorte de prudence ironique qui était comme une gifle sur son propre visage.
Quant à Sam, pendant les cinq ans que nous avons passés ensemble, il s’est cassé la clavicule quand un cheval rétif a pilé devant une haie et l’a jeté par terre. Lui qui n’avait jamais sauté à cheval a manqué de peu d’avoir le dos brisé et le crâne fracassé. Il s’est cassé la jambe droite en faisant du ski. En escaladant un rocher, il s’est entaillé l’épaule si profondément que, quand on l’a ramené en bas, son visage était gris clair, il était inconscient et on pouvait voir l’os sous la blessure. J’avais l’habitude de partager mon lit avec du plâtre, des pansements et des bandages. Ce n’était pas le goût du sport, bien que les frères Bax soient des sportifs dans le sens classique, courant du terme. Cela n’avait rien à voir avec le sport. S’il n’y avait pas eu le sport, ils auraient inventé quelque chose de beaucoup plus dangereux. Ils étaient nés pour aller se battre en première ligne, mais ils ont échappé tous deux à la conscription en restant là où leur éducation leur dictait de rester : à l’école – et ils ont obtenu leurs diplômes d’avocat comme leur père, leur grand-père et leur arrière-grand-père avant eux.
Les Bax passaient l’été à Little Crab Harbor, une enclave plutôt sinistre avec une plage lunaire couverte de rochers. De la rive, on pouvait voir le phare de Great Crab, perché sur un tas de grosses pierres, et la nuit on entendait la sonnerie irrégulière de la bouée à cloche. Leur maison était une grande villa pleine de coins et de recoins, avec des bardeaux en cèdre et un terrain de tennis en terre battue à côté d’une petite serre. Tout l’été, ils se promenaient en tenue de sport d’un blanc sali, les genoux recouverts d’une poussière grise. Tous – Sam, Patrick et leurs parents, Léonard et Méridia – adoraient le tennis. Au-dessus du court, il y avait une petite colline, abritée par des pins et des frênes ; c’était là que je passais des heures et des heures à lire ou à sommeiller au son de la balle. Les Bax avaient pour principe de jouer jusqu’au bout de leurs limites. Le visage de Léonard devenait souvent violet quand il n’en pouvait plus, et Méridia jaunissait sous son bronzage.
Mais Sam et Patrick ne savaient jamais s’arrêter. Ils gardaient un grand pichet d’eau à côté du filet, et ils jouaient et buvaient dans la chaleur du soleil jusqu’à ce qu’il soit vide. Puis ils se passaient la tête sous la pompe et revenaient trempés tandis que l’air les séchait. Si l’un des deux abandonnait, c’était mon tour, mais je ne les amusais guère. Je me débrouillais pendant deux ou trois sets tonifiants, après quoi cela cessait de m’intéresser et je retournais à mon livre. Quand je revenais m’asseoir sous l’arbre, ils criaient : « Mais tu commençais juste à t’échauffer ! » Quand je leur ai dit que je voulais travailler mon revers, ils ont été réellement très surpris. Cela n’avait rien à voir avec l’esprit du jeu, ont-ils dit.