Ejo : Suivi de Lézardes et autres nouvelles
« Ejo » : au Rwanda, le même mot désigne « hier » et « demain ». Un seul mot pour se remémorer les temps fanés et raconter ce que peut être la vie après le génocide des Tutsi. Les trente nouvelles de ce recueil nous font entrer avec tendresse et lucidité dans l’ intimité de femmes et d’enfants dont le destin est bouleversé par l’histoire. Une mosaïque de tons, entre désenchantement et espoir, pour réaffirmer notre humanité commune.
J’ai appris le français avec les Belges et l’anglais avec les Canadiens. Ce qui m’a plus tard donné l’impression d’écrire et de parler avec des langues de seconde main. En kinyarwanda, seconde main se dit sekeni et vient de l’anglais « second-hand ». Le kinyarwanda est ma langue maternelle, celle avec laquelle j’ai commencé à nommer le monde, dans laquelle on m’a attribué un nom – Umubyeyi. Le français est arrivé très vite après, à la maternelle de l’école internationale (belge) de Butare. Quelques années plus tard, dans cette même école, c’est une dame aux traits asiatiques, venue de Vancouver, je crois, qui m’apprendrait mes premiers mots d’anglais. Lors d’un récent séjour au Rwanda, j’ai réalisé que nous étions ainsi quelques-un.e.s de ma génération à jongler aisément et constamment avec l’anglais, le kinyarwanda et le français, utilisant une langue ou l’autre à-propos, comme un costume que l’on adapte à l’interlocuteur ou l’interlocutrice en face de soi. Toute mon enfance, j’ai été habillée de fripes achetées au marché de Butare. J’aime bien les affaires d’occasion. On n’a pas peur de les abîmer, elles ont déjà affronté la réalité. Certes, elles sont moins flamboyantes, mais tellement plus fiables. Moins exigeantes aussi. J’avais, à quinze ans – à la veille du génocide –, un vêtement d’occasion auquel je tenais particulièrement car il était réversible. Un de ces gilets sans manches que l’on portait alors sur un T-shirt ou une chemise. Noir d’un côté, rouge de l’autre. Une peau métisse génère un tas de représentations. Blanche en Afrique, noire en Europe. Souvent, c’est en parlant aux gens dans leur propre langue, sans le moindre accent, que j’ai réussi à me libérer de la caricature. Porter sa peau comme on porte un vêtement réversible. Pour sauver cette peau, pendant le génocide, j’ai prétendu que je ne parlais pas du tout le kinyarwanda. Renier ma langue maternelle. Être blanche pour leur faire oublier que j’étais aussi noire, tutsi. Dans la plupart des langues, hier et demain sont désignés par des mots différents. En kinyarwanda, qui est pourtant une langue très riche et raffinée, c’est un même mot qui exprime les deux temporalités : ejo. C’est dans les méandres du récit, dans la conjugaison des regrets, que l’on devine le temps désigné. Et aujourd’hui ? Ce n’est pas simple. Rescapée, transfuge social et « racial », j’ai tenté, dans ces quelques textes de fiction, de peindre cet ejo complexe, à travers des histoires de femmes qui disent leur passé simple, leur conditionnel présent et leur futur, certainement imparfait. Des textes qui illustrent combien hier épuise, hante et bouleverse la vie des survivant.e.s du génocide des Tutsi du Rwanda. Ceci n’est pas un recueil de nouvelles du génocide. Il y est question de l’avant, l’ejo-hier, ces années d’espoir et d’inquiétude mêlées, mais il s’agit surtout ici des jours d’après, l’ejo-demain de la survivance. Beata Umubyeyi Mairesse
Extrait
Febronie – Maternités
Je suis restée à genoux plus longtemps que tout le monde, appuyant de tout mon poids sur les lattes de bois. La tête enfouie dans mes mains, je répétais à voix basse : « Ne trahis pas son nom, ne trahis pas son nom, Seigneur ! »
J’avais les yeux humides en me relevant, transpiration ou larmes amères, je n’ai pas fait attention au petit clou qui a déchiré mon pagne comme seule réponse de Dieu. Les enfants me fixaient, inquiets. En ce moment, ils sentent que je suis agitée, mais seule Félicita sait pourquoi je me ronge ainsi les sangs.
Félicita a juste douze ans, elle est mon ombre timide, toujours dans le sillage de mes pagnes, silencieuse et obéissante. Elle a la peau aussi sombre que je l’ai claire, mais les mêmes yeux de génisse aux longs cils recourbés. C’est elle qui m’aide à m’occuper de ses frères et sœurs, elle qui balaie la cour du rugo, la maison, au petit matin avant de partir à l’école, elle qui connaît la cachette de mes économies et qui a vu Harerimana me blesser la semaine dernière.
Le padiri passe dans l’assemblée en bénissant les branchages que nous lui tendons. Yohani, le petit dernier, agite le sien sous le nez de sa grande sœur pour la chatouiller. Il est encore jeune et cette messe des Rameaux doit lui paraître interminable. Un simple froncement de sourcils de Félicita suffit à ramener le calme entre les deux enfants. J’ai eu Yohani et ses trois sœurs de trente et un à trente-sept ans. Entre mon fils aîné, Harerimana et Félicita, la deuxième, dix années se sont écoulées. Mon mari me disait souvent en rigolant qu’on ne comprenait rien à ma façon de faire les enfants.
Harerimana, qui signifie « c’est Dieu qui élève les enfants », est arrivé quelques mois après notre mariage. Puis de longues années ont passé avant que mon ventre ne s’arrondisse de nouveau. Les autres femmes sur la colline me taquinaient en insinuant que le seul fait de faire le ménage dans les locaux de l’ONAPO me servait de contraceptif. Malgré les médisances de ma bellemère, qui me croyait incapable d’enfanter encore, j’ai apprécié ces années d’exclusivité avec mon aîné. Quand les autres mères de mon âge se noyaient dans la marmaille, j’ai eu le luxe de pouvoir aller à la messe sans cette odeur âcre d’urine qui collait à leurs habits.
Kubyara indahekana, c’est ainsi que l’on dit d’une femme qui a plus de bébés que son dos ne peut en porter à la fois. Mon fils a eu pour lui seul l’ingobyi, la peau de bête tannée pour le portage au dos, et il a tété jusqu’à ses deux ans. Moins débordée, je pouvais me consacrer à lui, lui apprendre à bien parler, lui chanter des berceuses. J’avais même planté quelques pieds de fraisier près de la bananeraie où il passait les après-midi accroupi, pendant que j’écossais les petits pois ou triais les haricots dans la cour. On disait : « Ce garçon est trop collé à sa mère, ça ne donnera pas un vrai homme. »
Et quand je ne m’y attendais plus, Félicita est arrivée. Si nous survivons à cette vie, c’est elle qui sera mon bâton de vieillesse. C’est une chance qu’elle soit si peu gracieuse, car aucun homme ne voudra me l’enlever. Elle a toutes les qualités de l’âme que Harerimana n’a pas, convaincu que sa force et sa grande taille le mettent au-dessus de tous. J’ai accouché de Félicita dans de grandes souffrances. Je suis restée une semaine aphone d’avoir trop crié, en l’évacuant de mon ventre. Le petit être mauve et fripé s’est immédiatement mis au diapason de mon silence : elle ne pleurait jamais. Nous nous regardions longuement, je pleurais souvent, j’avais mal, j’avais peur. C’est pour cela que je l’ai appelée Umuhoza, celle qui apaise les pleurs. Je me répétais souvent en la regardant : « Toi qui m’as tant fait mal, il faudra que tu sois bonne et sage, que tu me fasses oublier ton arrivée douloureuse. » Et pourtant ce n’était pas elle la responsable de mon effroi, celui qui m’avait mise prématurément au travail.
Je reste cependant convaincue que cette enfant a quelque chose d’étrange. Un pouvoir qui lui permet de deviner la pensée des gens, de parler avec les morts. Un peu comme les voyantes de Kibeho qui avaient le don de voir et d’entendre la Vierge Marie.
J’ai toujours pensé que rien de bon ne pouvait sortir de nos vies de femmes. Nous sommes trop pleines d’amertume et de souffrances tues, transmises de génération en génération, essence que chaque mère a inconsciemment distillée avant de la mélanger au beurre dont elle badigeonne les corps de ses petites filles.