Le koala tueur et autres histoires du bush
Être poursuivi par un cochon sauvage enragé, se retrouver coincé avec un type qui cache six serpents dans son pantalon, ou pris en otage par un dromadaire roublard dans le désert… Est-ce ça le bush ? Kenneth Cook n’est pas au bout de ses peines !
Au fil de ses pérégrinations australiennes, l’écrivain magnifie l’art de se mettre dans des situations ridiculement dangereuses et terriblement drôles.
Extrait
Alcool et serpents
— Y a deux choses qui font pas bon ménage, proféra Blackie d’un ton pédant : l’alcool et les serpents.
L’idée de mélanger les deux ne m’avait jamais traversé l’esprit, mais j’acquiesçai gravement. Acquiescer gravement est l’une des rares réactions possibles quand on parle avec des montreurs de serpents, car tout dialogue est exclu : ils vous racontent des histoires de reptiles, un point c’est tout.
Blackie était montreur de serpents ambulant. Il se déplaçait dans un énorme camion de déménagement avec des panneaux latéraux en bois. Dès qu’il trouvait des spectateurs payants – école ou complexe touristique –, il démontait les panneaux pour révéler une cage vitrée de la taille d’une grande pièce, où grouillait une centaine de reptiles. Les espèces variaient du taïpan ou du king brown, tous deux mortels, aux pythons arboricoles inoffensifs.
Comme tous les montreurs de serpents que j’ai croisés, Blackie était d’une maigreur cadavérique, crasseux, extrêmement miteux et je ne lui avais jamais connu d’autre nom. Je crois qu’on l’appelait Blackie parce qu’il aimait beaucoup les black snakes, les serpents noirs, ou alors parce que ses yeux étaient d’un noir de jais – je n’ai rencontré personne avec des yeux aussi sombres. On aurait dit que ses énormes pupilles avaient évincé ses iris ; en les regardant attentivement, on parvenait tout juste à distinguer le flou du contour. J’éprouvais souvent un malaise à fixer les deux taches rondes et obscures de ses yeux moites et injectés de sang (tous les montreurs de serpents que j’ai connus avaient les yeux moites et injectés de sang – sans doute une conséquence des nombreuses morsures dont ils sont victimes).
J’avais fait la connaissance de Blackie juste au nord de Mackay, dans le Queensland, car on campait ensemble sur une petite plage peu connue qui s’appelle l’Erreur de Macka, allez savoir pourquoi.
J’essayais de boucler un roman, Blackie bricolait le système de climatisation compliqué de son camion, et après une quinzaine de jours ensemble, nous nous étions liés d’amitié.
L’excellent savoir-faire et la décontraction de Blackie envers les reptiles avaient fini par déteindre sur moi. J’allais souvent discuter avec lui dans son vivarium, assis sur une bûche, tandis que, tout près de nous, des serpents mortels nous lançaient des regards engourdis ou rampaient avec grâce et lenteur pour fuir la fumée de nos cigarettes.
De temps en temps, quand un serpent brun, noir ou vert glissait tranquillement près de mon pied, Blackie disait : « Reste assis et bouge pas. Si tu bouges pas, il te mordra pas. » Je ne bougeais pas et le serpent ne me mordait pas. C’est ainsi qu’au bout de quelques jours je fus plus ou moins à l’aise en compagnie des reptiles, à condition que Blackie soit avec moi.
Rien n’aurait pu me faire entrer dans le vivarium sans lui ; j’étais convaincu qu’il réussissait à parler à ses bêtes, ou, en tout cas, à communiquer avec elles de manière à se faire comprendre. L’idée fantasque que du sang de serpent coulait peut-être dans les veines de Blackie me sembla même parfois envisageable.
Ou alors que le venin qu’il avait assimilé parvenait à lui donner une connivence avec les créatures. Par ailleurs, sachez que les serpents ont, eux aussi, les yeux noirs: ce fait ne m’avait pas échappé et me laissait songeur. Le seul autre campeur de la plage de Macka s’appelait Alan Roberts : un photographe grassouillet et sympathique qui avait planté sa tente pour étudier les oiseaux marins. Blackie et lui venaient généralement boire un coup dans mon camping-car en fin de journée.
Pas plus tard que la veille, Blackie nous avait exposé les dangers inhérents au mélange serpents et alcool, une conversation qui avait naturellement pris place autour d’une bouteille de whisky. Quand je lui rendis visite, le lendemain matin, je fus donc fort déconcerté de le découvrir sans connaissance à l’intérieur de son propre vivarium, deux bouteilles de whisky vides à ses côtés, le corps couvert de serpents venimeux.
Les reptiles ne bougeaient guère, ils semblaient apprécier la chaleur du corps inerte de Blackie. Je le présumais vivant car ses ronflements faisaient vibrer les vitres, mais aucun indice ne me permettait de savoir s’il était dans le coma parce qu’il avait été mordu, simplement ivre mort, ou un mélange des deux.