Paola

Auteur : Vita Sackville-West
Editeur : Autrement

Les Godavary sont passés maîtres dans l’art de faire disparaître les problèmes sous le tapis. Une habitude que les funérailles du chef du clan, Noble Godavary, viennent mettre à mal. Et pour cause: sa fille Paola, née d’un deuxième lit, sera de la partie. Dominatrice et magnétique, elle détone dans l’austère maison familiale.
Et quoi de mieux qu’un testament pour mettre le feu aux poudres ?

Traduction : Micha Venaille
10,00 €
Parution : Novembre 2020
304 pages
ISBN : 978-2-7467-5702-8
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Extrait

C’est un lundi soir à sept heures que mes avocats me téléphonèrent pour m’apprendre la mort de mon oncle Noble Godavary. Désolés de m’appeler si tard, ils se permettaient de me suggérer de profiter du train de nuit pour être sur place dans le Nord dès le lendemain matin.
En les écoutant me prescrire ce programme, je réalisai à quel point le ressentiment que l’on éprouve envers les liens familiaux est au moins aussi fort que ce qui les a construits. Néanmoins, cette nouvelle tombait bien. Cela faisait quelque temps que j’avais une vague envie de quitter Londres mais je n’arrivais même pas à formuler une demande de congé. Au bureau, j’étais souvent à deux doigts de lancer : « Au fait, je prendrais bien quelques jours... », puis bizarrement rien ne sortait et je retournais à mes rêveries sans suite de bord de mer et de champs de bruyère. Et voilà qu’après cette période de flottement, une voix invisible m’amenait à prendre enfin une décision et je me retrouvais en train de noter des horaires dictés par cet inconnu de chez Bradshaw. Cela me fit soudain penser aux corbeaux du Livre des Rois, ces oiseaux noirs qui montrent le bon chemin. Il ne me restait donc plus qu’à laisser un petit mot, expédier un télégramme à la Grange, préparer mon sac à la hâte et me retrouver dans une rue mal éclairée, avec pour seule compagne mon ombre vacillante qui me doublait, me précédait, pour finalement m’abandonner.
Ce retour à la maison n’entrait pas dans mes projets. Il y avait si longtemps que j’avais quitté ma lande natale que je ne m’y sentais plus chez moi. Je me considérais désormais comme un cockney, avec une vision cockney des vacances : les Cornouailles, à la rigueur les lacs du Norfolk ; jamais je n’aurais imaginé revoir un jour la vallée de mon enfance, mon oncle étant le seul à ne l’avoir pas quittée alors que le reste des Godavary s’était largement dispersé. Nous avions formé autrefois un étrange petit noyau d’individus. Tous parents, vivant ensemble, nous finissions par être habités par les mêmes paysages intérieurs. Je suis persuadé que si j’avais pu pénétrer au cœur de l’esprit de mon cousin, de mon oncle, de mon frère, j’aurais pu y observer le même décor, les mêmes senteurs, les mêmes silhouettes, les mêmes formes, volumes, proportions, qu’en vagabondant dans mon propre cerveau. Et cela, quelles que soient les différences de sexe ou de génération. J’irai plus loin : si j’avais pu voyager dans l’esprit d’un ancêtre, je m’y serais également senti chez moi. La vallée nous avait enfermés ; une seule et unique route nous y amenait et c’était tout. Une fois arrivé, on n’en sortait plus. Même les sentiers à moutons qui s’enfonçaient loin dans la montagne ne conduisaient nulle part ; on perdait leurs traces ou ils se croisaient et finissaient par ramener le marcheur à son point de départ. C’était pareil pour nos pensées ; décousues, enchevêtrées, à l’image de ces chemins, elles nous laissaient désemparés, usés, fatigués. Ma haine de la vallée – car il s’agissait bien de cela – me revint intacte. J’étais très surpris de constater que tout, absolument tout, était là, en moi, bien présent ; on aurait dit que je l’avais quittée la veille et non depuis trente-cinq ans. Le simple fait de réaliser à quel point j’appartenais à ce lieu me mit en colère. C’était effrayant. Toute une vie d’homme, d’adulte, rayée en quelques instants ? Je redevenais donc un petit garçon ? J’étais l’enfant d’hier ? Effacées, toutes les années passées depuis ce temps ? Si un très profond mal du pays m’avait enchaîné à la vallée, j’aurais mieux compris ce qui se passait. Mais j’en étais sûr, j’avais apprécié autant de vivre loin d’elle que de la quitter.
Je me remis à penser à ce qui nous avait soudés ainsi, à cette petite tribu, avec ses subordonnés, ses chiens, ses paysages intimes interchangeables. Ce n’était pas l’amour qui nous avait liés, ce n’était plus de l’amour qui me rattachait à ma vallée. Nous nous étions tous éparpillés depuis longtemps, sans nous revoir, mais si je n’avais aucune difficulté à recenser nos différences, j’en avais encore moins à faire le compte de tout ce qui pouvait, à nouveau, nous réunir.

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