Personne n'aime comme nous

Auteur : Vladimir Nabokov
Editeur : 1001 Nuits
En deux mots...

Les plus belles lettres de Vladimir Nabokov à sa femme Véra, de 1923 jusqu’à la fin de sa vie.

Traduit du russe et de l’anglais par Laure Troubetzkoy
4,50 €
Parution : Janvier 2022
Format: Poche
128 pages
ISBN : 978-2-7555-0825-3
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Présentation de l'éditeur

« Mon amour pourrait emplir dix siècles de feu, de chants et d’exploits – dix siècles entiers, immenses et aériens, pleins de chevaliers gravissant des montagnes ardentes, de géants légendaires, de Troie en fureur, de voiles orange, de pirates et de poètes. »

Dans les plus belles lettres à sa femme Véra, Vladimir Nabokov se révèle en amoureux adorateur et indéfectible, inventeur de génie des mots doux les plus fous, en filigrane de sa trajectoire d’écrivain.

Extrait

[DE VLADIMIR Berlin, 8 novembre 1923]

[À VÉRA
41, Landhausstrasse, Berlin W.]

Mon bonheur, mon merveilleux bonheur doré, comment t’expliquer à quel point je suis tout à toi – avec tous mes souvenirs, mes poèmes, mes élans, mes tourbillons intérieurs ? T’expliquer que je ne peux pas écrire un mot sans entendre la façon dont tu vas le prononcer, ni me souvenir du moindre détail de mon passé sans éprouver le regret – si vif ! – que nous ne l’ayons pas vécu ensemble, qu’il s’agisse de tout ce qu’il y a de plus intime, de plus ineffable, ou simplement d’un coucher de soleil au détour d’une route – tu comprends, mon bonheur ?
Et je sais : je ne peux rien exprimer avec des mots, et au téléphone, c’est encore pire. Parce qu’avec toi il faut parler une langue merveilleuse, comme on parle, par exemple, à ceux qui ne sont plus là – merveilleuse, tu comprends, par sa pureté, sa légèreté et sa justesse de ton, mais moi, je patauge horriblement. Car tu peux être blessée par de vilains diminutifs, tellement tu es sonore comme l’eau de la mer, ma belle et bonne.
Je jure – et cette tache d’encre n’a rien à voir avec cela –, je jure par tout ce qui m’est cher, tout ce en quoi je crois – je jure que je n’ai jamais aimé comme je t’aime, avec une telle tendresse – jusqu’aux larmes – et avec un sentiment aussi radieux. Sur cette feuille, mon amour, j’avais commencé à écrire (Ton visage ent) un poème pour toi et il est resté une petite queue incongrue qui m’a fait trébucher. Et je n’ai pas d’autre papier. Je souhaite par-dessus tout que tu sois heureuse et il me semble que ce bonheur, je pourrais te le donner – un bonheur simple, ensoleillé – et pas tout à fait ordinaire.
Et tu dois me pardonner ma petitesse, le fait que je pense avec répugnance à la façon dont je vais expédier demain – practically – cette lettre, alors que je suis prêt à te donner tout mon sang s’il le fallait – c’est difficile à expliquer et cela semble plat, mais c’est ainsi. Voici ce que je vais te dire : mon amour pourrait emplir dix siècles de feu, de chants et d’exploits – dix siècles entiers, immenses et aériens, pleins de chevaliers gravissant des montagnes ardentes, de géants légendaires, de Troie en fureur, de voiles orange, de pirates et de poètes. Et ce n’est pas de la littérature, car si tu relis attentivement, tu verras que les chevaliers sont gras.
Non, je veux simplement te dire que je n’imagine pas la vie sans toi – bien que tu penses que « cela m’amuse » de rester deux jours sans te voir. Et tu sais, il paraît que ce n’est pas du tout Edison qui a inventé le téléphone, mais un autre Américain, un brave homme dont tout le monde a oublié le nom. C’est bien fait pour lui. Écoute, mon bonheur, tu ne me diras plus que je te fais souffrir ? Comme j’ai envie de t’emmener quelque part avec moi – tu sais, comme faisaient les brigands autrefois : un chapeau à larges bords, un masque noir et un tromblon à canon évasé. Je t’aime, je te veux, j’ai insupportablement besoin de toi… Tes yeux qui brillent d’émerveillement, quand, la tête rejetée en arrière, tu racontes quelque chose de drôle, tes yeux, ta voix, tes lèvres, tes épaules – si légers, si lumineux…
Tu es entrée dans ma vie, non comme on rend une visite (tu sais, « sans ôter son chapeau »), mais comme on arrive dans un royaume où toutes les rivières attendaient ton reflet et toutes les routes, tes pas. Le destin a voulu corriger son erreur, comme s’il me demandait pardon pour toutes ses tromperies précédentes. Comment pourrais-je te quitter, mon conte de fées, mon soleil ? Tu comprends, si je t’aimais moins, je devrais partir. Mais ainsi, cela n’a pas de sens. Et je n’ai pas non plus envie de mourir. Il y a deux sortes de « advienne que pourra ». La variante fataliste et la variante volontaire. Pardonne-moi, mais c’est la seconde qui me fait vivre. Et tu ne peux pas me retirer ma foi en ce à quoi j’ai peur de penser, tant ce bonheur serait immense… Voici encore une petite queue :

Oui, la lenteur surannée des discours
simples comme l’acier… Mais le cœur est ardent :
de l’acier trempé par l’envol…

C’est un petit morceau de mon grand poème que je n’y ai pas inclus. Je l’ai noté pour ne pas l’oublier et maintenant, il est là comme une écharde.
Je t’écris tout cela allongé sur mon lit, ma feuille posée sur un énorme livre. Quand je travaille tard dans la nuit, l’un des portraits accrochés au mur (sans doute une aïeule de notre propriétaire) me fixe d’un air très désagréable. Je suis content d’être arrivé au bout de la petite queue, elle me gênait beaucoup.
Bonne nuit, mon amour…
Je ne sais pas si tu parviendras à lire cette lettre chaotique… Mais cela ne fait rien… Je t’aime. Je t’attendrai demain soir à 11 h du soir, sinon téléphone-moi après 9 heures.

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