Roman
Sur le bureau de Nathalie Rheims, un encrier en bronze à l'effigie de Méphistophélès. L'auteure croit pouvoir s'adresser à lui, mais on ne convoque pas le Diable aussi facilement. Pour qu'un dialogue soit possible, même imaginaire, il faut trouver un tiers, un nouveau Faust. Ce sera Roman, un homme qu'elle ne connaît pas, mais dont l'existence et l'oeuvre la fascinent depuis toujours. Décidée à suivre celui dont le destin s'est accompli d'abord dans ses films, avant de le rattraper dans la vie, Nathalie Rheims explore les mystères de ce que notre monde ressent comme la fin des temps. Roman est le vingt et unième livre de Nathalie Rheims.
Roman est le vingt-et-unième livre de Nathalie Rheims.
Extrait
Il n’y a plus un bruit. Pas le moindre souffle. Le temps s’accroche au vide. Je ferme les yeux, et tu apparais. Tu ne devrais pas. Le Diable n’apparaît pas comme ça. Je fais le point sur ton visage, tu restes flou. Nous avons rendez-vous, je ne te l’ai pas dit. Pour le moment, tu l’ignores encore. Tu ne le sauras qu’au moment voulu. C’est ce que j’imagine, sans en être sûre. Dans la réalité, c’est toi qui décides, seul, et agis par surprise.
Si tu le souhaites, je te garderai captif entre ces pages, tu seras mon objet, mon insecte. Je vais t’épingler, t’étudier, t’observer jusqu’à l’épuisement. Je veux te connaître, te comprendre, te raconter à ma manière.
Inutile de ricaner, je sais bien qu’il est impossible de te rencontrer vraiment, toi le Prince des apparences trompeuses et des faux-semblants. Si notre face-à-face doit avoir lieu, ce ne pourra être qu’à travers un autre, peut-être un de tes disciples, ou bien une de ces âmes perdues que tu sais si bien acheter «à bon compte», quand elles croient qu’elles ne valent plus rien. Il sera notre Faust.
Je pense savoir qui pourrait incarner ce troisième personnage. Je le connais sans le connaître. Combien de fois l’ai-je aperçu ?
Aucune importance, puisque c’est lui qui me mènera jusqu’à toi. Ce qu’il est, tout ce qui se dit, ne change rien à mon désir d’écrire ce livre sur lui, pour écrire sur toi. Je veux le soustraire à ce point de vue si particulier qu’il pose sur le monde et sur les êtres, pour le détourner et le placer sous mon regard, en faire le sujet d’un roman, de ce roman. Roman. Je l’ai choisi lui, pour être entre nous deux, car il est devenu le symptôme d’un mal qui ronge notre époque.
De nos jours, dans le désert assourdissant des certitudes, il faut, plus que jamais, surmonter les idées reçues, les mille visages de la bêtise et de la pensée unique. Il nous faut faire face, et détruire le moule dans lequel sont façonnés nos esprits. Nous voici condamnés à affronter la houle incessante des opinions, leur opiniâtreté, pour déminer tous les champs sémantiques de la « vérité ».
Roman et moi, nous ne nous sommes jamais adressé la parole, et pourtant j’ai l’impression de partager avec lui, ou avec son fantôme, un certain goût pour les forces sataniques.
La présence du Diable qui m’accompagne depuis toujours ressemble à celle qui le hante dans tout ce qu’il raconte. La première fois que je l’ai croisé, je n’ai pas compris ce qui se passait. J’ai mis des années à reconstituer ce moment, et à comprendre son sens.
Il me faut retrouver le frémissement, celui de mon premier souvenir de lui, dans la réalité. Ça n’a duré que quelques minutes.
Je dînais en tête-à-tête avec Claude. Roman est entré dans le restaurant. Tel un faune, il s’est approché de notre table. Debout devant nous, il a salué Claude, puis s’est planté là, me tournant ostensiblement le dos, comme si je n’existais pas. Lorsqu’il a fini par s’éloigner, un souffle glacé a traversé la salle et m’a enveloppée. Depuis, nous n’avons jamais rien échangé, rien partagé, pas un mot, pas un geste. Par contre, à chaque fois que je me suis trouvée dans la même pièce que lui, j’ai ressenti ce courant d’air froid qui m’a toujours laissée pétrifiée, et convaincue de son lien intime avec toi.