Pour le pire

Auteur : E. G. Scott
Editeur : Pygmalion

Le couple que forment Paul et Rebecca ne reposerait-il que sur des illusions ?
Lorsque deux policiers sonnent à leur porte un matin, à la recherche d’une femme disparue, Rebecca est loin de se douter que ce sera l’événement le moins dramatique de sa journée. Car son mari cache quelque chose. Et plus elle creuse, pire semble être l’objectif de celui qui partage sa vie depuis vingt ans. Alors que les mensonges de Paul se multiplient, confiance et fidélité semblent ne plus être que de lointains souvenirs et sa femme sombre dans la paranoïa.
Progressivement, le couple se retrouve piégé dans une spirale infernale… au risque de tout détruire.

Traduit de l'anglais (États-Unis) par Arnaud Mousnier-Lompré
21,90 €
Parution : Février 2020
464 pages
ISBN : 978-2-7564-2898-7
Fiche consultée 42 fois

Extrait

Après
Duff nous prévient de leur présence avant que la sonnette retentisse.
Paul quitte brusquement l'embrouillamini de nos deux corps nus pour enfiler un short de gym et un t-shirt ; je reste sous les draps frais, dos à lui. Malgré notre déception et notre insatisfaction communes, il me pique un baiser rapide avant de descendre accueillir les intrus qui interrompent nos ébats malheureux.
Le cœur qui cogne, j'enfile une robe de chambre puis j'attends que les visiteurs se dirigent vers la cuisine, suivis par Duff, notre terre-neuve tout excité, les griffes cliquetant sur le parquet puis sur le carrelage, pour me rendre sur le palier en haut de l'escalier. Invisible du rez-de-chaussée, j'entends les questions des nouveaux venus et les réponses calmes de Paul.
J'attends le signal pour le rejoindre, puis me répète un mantra à chaque marche : On ne nous surprendra pas. On ne nous surprendra pas. On ne nous surprendra pas. Nous nous en tirerons.
Mais j'ignore que l'arrivée de deux inspecteurs de police sera l'épisode le moins dramatique de la journée.

***

Je gagne ma vie en vendant des médicaments.
Ça paie extrêmement bien. Depuis vingt ans, j'apprends à connaître les médecins et à discerner ce dont ils ont besoin pour aider leurs patients à se sentir mieux ; je sais m'adresser à eux d'une façon qui leur procure une impression de supériorité et leur donne confiance dans mes propos et dans mes produits ; avec moi, les effets secondaires et les noms barbares deviennent poétiques. Je suis aussi capable de déterminer en quelques minutes quel médicament aura l'action idéale sur telle ou telle personne que je rencontre ; je sais surtout quelle alchimie pharmaceutique fonctionne le mieux pour moi : c'est important de bien se connaître.
Quand j'arrive à mon bureau, il est neuf heures passées, et les événements de la matinée m'ont déjà ébranlée ; j'ai le sentiment que nous nous sommes dominés du mieux possible, mais le doute et l'inquiétude persistent. Je me suis offert un autre tranquillisant durant le trajet pour retrouver un peu de calme.
La lumière rouge de mon téléphone clignote d'un éclat de mauvais augure. Mark m'a déjà demandé par courriel et, aussitôt après, par texto, d'aller le voir. Je lève les yeux et je l'aperçois debout à l'entrée de son bureau avec dans la main sa commande habituelle de chez Starbucks ; un employé négligent a écrit « MARV » sur le gobelet, et je ne peux m'empêcher de rire malgré l'ambiance plombée. Il tient entre ses doigts son accessoire habituel, un cigare cubain éteint qu'il mâchouillera et imbibera de salive toute la journée jusqu'au moment où, rentré chez lui bien au chaud, il pourra enfin l'allumer. Ordinairement, il a l'air content de lui, mais aujourd'hui il a la mine grave. Il me fait signe de le suivre et tourne ses talons Gucci ; il aurait bien besoin d'un Xanax. Je ne lui jette pas la pierre : je viens d'apprendre qu'il a aussi des problèmes chez lui.
Je hausse les sourcils à son intention et dépose mes affaires dans mon fauteuil ; j'essaie de ne pas trop faire attention aux regards furtifs de mes collègues. Pour la plupart, ils suivent des traitements qui vont de l'Alprazolam au Zoloft, mais il y en a pas mal à qui je conseillerais d'augmenter les doses : ils forment un groupe singulièrement abattu étant donné la pharmacopée dont nous disposons.
Je réprime l'inquiétude qui croît en moi depuis le passage ce matin des visiteurs inattendus, je me ressaisis en m'envoyant un demi Oxy que je fais descendre avec mon café. Toujours noir; le lait et le sucre mènent tout droit au cimetière. Je me rends dans le bureau de Mark.
« Assieds-toi, Rebecca. »
Je remarque aussitôt qu'il ne ferme pas sa porte comme il le faisait les semaines précédentes lorsque les boxes se vidaient et qu'il s'efforçait de me convaincre des vertus « magiques » de la bouteille de vodka cachée dans son bureau, réputée transformer les mauvaises décisions en envies « irrépressibles » (comme celle de se déshabiller en toute hâte). Malheureusement pour lui, je ne crois pas à la magie, et tant lui que la vodka me donnent envie de vomir ; mais il se montre plus insistant depuis le départ de Sasha, et, comme mes périodes de manque deviennent de plus en plus fréquentes et que mes réserves diminuent à une vitesse alarmante, j'ai de plus en plus de mal à refuser ses avances.
« Mark (je lui adresse mon sourire le plus faussement timide et j'enroule une mèche de mes cheveux autour de mon index), pourquoi cette mine grave ? »
Ça ne l'amuse pas ; il a même plutôt l'air en colère. Et je sais pourquoi.
Sa femme, qui, croyait-il, l'avait quitté trois semaines plus tôt, a en réalité disparu ; j'ignore encore s'il sait que la police m'a mise au courant. Si Sasha et moi étions vraiment amies au lieu de faire semblant, j'aurais peut-être une idée de l'endroit où elle se trouve ; mais je ne sais pas si j'aurais fourni cette information confidentielle aux inspecteurs de ce matin. En tout cas, je n'aurais jamais avoué à Paul ni à la police que son absence me laisse de marbre.
Son visage affiche une émotion qui ressemble à de l'inquiétude, mais son front se déplisse aussitôt ; ce n'est pas de ça qu'il veut m'entretenir. Je suis un peu étonnée qu'il continue à venir au travail alors que l'enquête bat son plein, mais je suppose que la routine du boulot l'apaise. Je comprends parfaitement qu'on ait besoin d'un environnement prévisible lors d'une crise ; Paul et moi réagissons exactement de la même manière.
Je voudrais compatir, mais je sais que c'est un mauvais mari : j'ai souvent écouté Sasha évoquer son apathie dans le vestiaire du cours de biking et mes collègues de l'open space échanger à mi-voix sur ses infidélités. Et, depuis des années, j'entends régulièrement le florilège de ses pires apostrophes de dragueur.
J'ai envie de lui parler de mes visiteurs du matin, mais je me ravise. Il boit son café à petites gorgées, l'air pensif ; son visage s'assombrit.
« Rebecca, je ne peux plus te protéger ; les gens posent des questions, et quelqu'un a fait parvenir à la direction une note anonyme disant que nous avons une relation "équivoque". J'ai droit à toutes sortes de menaces de la part des crétins des RH. Je ne sais pas à qui tu as parlé, mais c'était une connerie monumentale ; dans le monde actuel, c'est moi qui vais finir par perdre mon job, pas toi, à cause d'une plaisanterie complètement nulle. En plus, certains s'interrogent sur ton accès aux échantillons médicaux. »
Il faut quelques instants à mes synapses en panique pour se reconnecter. L'effet résiduel de l'antalgique que j'ai pris ce matin me désoriente et me rend un poil paranoïaque ; comme je ne sais pas comment réagir, je hoche la tête et j'imite la mine grave de Mark.
«Tu es une excellente visiteuse médicale, ou du moins tu l'étais ; mais tu deviens négligente, et ça met la boîte dans une position gênante. Je comprends que tu aimes te défoncer ; moi aussi, mais tu consommes beaucoup trop d'échantillons et c'est de plus en plus visible. »
Merde. Je commence à voir où il veut en venir. L'image incongrue de Sasha surgit dans mes pensées ; elle pédale comme une dératée à côté de moi, dans le cours de biking auquel elle participait tous les matins, qu'il vente ou qu'il neige, jusqu'au jour où elle n'est plus venue.
«Je ne prends rien en dehors de ce que tu me donnes, je te le jure. » Évidemment, c'est un mensonge. « Tu travailles moins bien et tu te conduis bizarrement depuis plusieurs mois. Voyons, Rebecca, tu sais mieux que personne que ces saloperies ont des effets secondaires catastrophiques. Tu en prends trop, on dirait une débutante ; et, soyons francs, tu deviens un peu vieille pour rester visiteuse médicale. »
C'était bien de lui de remuer le couteau dans la plaie.
« Marc, tu sais très bien ce que je rapporte à la boîte et ce que je lui fais économiser...
— Je t'en prie, Rebecca, j'ai des problèmes plus importants à régler ; je ne vais pas y aller par quatre chemins : tu es virée. Tu peux garder ta dignité et démissionner, partir tout de suite, sans attirer l'attention ; ou je peux déposer une plainte officielle concernant ton habitude de puiser largement dans les échantillons, et attirer sur toi une attention dont tu préférerais te passer. Je peux éviter que les RH ne te tombent dessus, à condition que tu n'en fasses pas un fromage. À mon avis, tu as tout intérêt à faire profil bas; tu ne crois pas ?»
C'est lui qui a intérêt à ce que je démissionne : s'il me vire, il sait que j'ai de quoi balancer sur lui et que je peux baver aux RH sur ses « blagues idiotes ». Pire, je peux leur raconter ce que je sais de sa relation équivoque avec la vérité, car elle se rapporte à un certain essai clinique au résultat catastrophique ; mais je pressens que ce détail me sera plus utile sous d'autres formes, et je décide de le garder bien au chaud. N'empêche que j'ai besoin de Mark plus qu'il n'a besoin de moi.
« Rebecca ? » Je m'apprête à exploser, mais il poursuit : « Ne fais pas de scène, sauf si tu tiens à rompre totalement notre arrangement en dehors du boulot. On en a fini ici. »
Sa façon de me faire la morale me coupe le souffle ; mais il ne me met pas à la porte sur-le-champ, et ça me soulage. Et je sais qu'attirer la lumière sur moi, et donc sur Paul par association, serait une bêtise crasse.
J'ai la tête qui tourne et j'ai un besoin urgent d'air frais. J'acquiesce, quitte mon siège pour rejoindre mon espace de travail et m'arrête un instant pour attraper mon sac à main. Je m'apprête à prendre mon ordinateur portable, mais Christina, l'assistante de Mark, vingt-cinq ans, une bouche de truite et affublée d'une robe qui aurait plus sa place dans un casino, se précipite et me l'arrache des mains.
« C'est à la société. » Son sourire de faux cul laisse voir des dents trop blanches. Elle m'a toujours eue dans son collimateur.
Je ne me retourne pas ; je sens leur regard posé sur moi, mais je réussis à ne pas perdre contenance jusqu'à l'ascenseur. Quand les portes se referment, je m'autorise un sanglot, aussitôt ravalé si violemment que j'ai l'impression que mes côtes vont se rompre.
Le temps de parvenir au rez-de-chaussée, je sais ce que je dois faire. Je vais peut-être devoir mentir un peu à Paul pour le convaincre de se rendre à l'aéroport, mais la vraie question, c'est de savoir si je veux l'entraîner dans la nouvelle vie que j'imagine.
J'ouvre ma voiture, m'assois, boucle ma ceinture et mets le contact avant de relâcher ma respiration. J'ouvre la boîte à gants et je constate avec soulagement que mon passeport s'y trouve toujours après mon voyage de la semaine dernière à Washington ; je le range dans mon sac à main. Vais-je retourner à la maison faire mes valises ? Non, nous pourrons acheter ce qui nous manque une fois à l'abri hors des frontières. Nouveau départ, nouvelle garde-robe. Je me calme en songeant à la caresse tiède du soleil sur mon visage et sur mes épaules pendant qu'à coups de margaritas je fais descendre des analgésiques que je me suis procurés sans difficulté. Nous pouvons nous affranchir de tous nos problèmes en moins de cinq heures si je fais vite ; j'achèterai les billets en ligne en allant à l'aéroport, et première classe, s'il vous plaît ! Dieu sait que je l'ai mérité.
J'allume mon iPad et je constate avec soulagement qu'il lui reste 50 % de charge, ce qui devrait me suffire pour tout organiser. Je n'ai pas vérifié récemment notre solde et je ne sais donc pas exactement combien il y a sur notre compte d'épargne, mais c'est un peu au-dessus du million. J'ouvre l'appli Citibank et je m'y connecte avec nos identifiants communs.
Je manque de m'étrangler devant la somme ridicule qui apparaît. Je ne comprends pas. Je rafraîchis plusieurs fois l'écran, et le même chiffre reste. On est très loin du compte ; il y a sûrement une erreur. Je vais devoir aller à la banque. Je réprime un début de panique.

Informations sur le livre