Les Enténébrés

Auteur : Sarah Chiche
Editeur : Points

"L'amour fou est l'un des derniers bastions d'insurrection possible."

Vienne, Automne 2015. Le climat se dérègle. L'Europe ouvre ses frontières aux réfugiés. Une femme aime passionnément deux hommes. Dans la faille créée par l'amour qui la dédouble entre Richard et Paul, entre sa fille et sa mère, Sarah se confronte aux horreurs d'un siècle hanté par le mal et à une malédiction familiale qui court depuis quatre générations. Une fresque puissante et sombre sur les fantômes que nous portons en nous. Un livre incandescent sur le courage de vivre.

7,90 €
Parution : Janvier 2020
Format: Poche
408 pages
ISBN : 978-2-7578-7865-1
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La presse en parle

Un récit fulgurant où la passion amoureuse consumme les amants, quand les crises économiques et climatiques consument le monde.
Carole Lefrançois Télérama


Avec une absence de complaisance telle que cette histoire, malgré tout ce qu'elle pourrait receler comme pièges et comme pathos, cesse d'être la sienne, pour devenir un bloc de littérature et de vérité. Un bloc très noir qui, pourtant, a la grâce de ménager des interstices à la lumière.
Raphaëlle Leyris Le Monde des Livres

Extrait

À l’été 2010, un anticyclone d’une ampleur anor­ male s’installa au­dessus de la Russie ; il s’étendit vers l’est, sur des milliers de kilomètres, paralysant la circu­ lation atmosphérique depuis Moscou jusqu’à l’Oural et au Kazakhstan. Venue de Turquie et du Moyen­-Orient et remontant au même moment vers le nord, une masse d’air torride fit alors déferler une vague de chaleur exceptionnelle, la plus forte – dirent après coup cer­ tains experts – depuis mille ans. Des bouleaux et des mélèzes plusieurs fois centenaires se mirent à flamber comme de l’étoupe sous la flamme du briquet. L’azur du ciel se drapa de gris. Moscou fut recouvert d’une épaisse fumée sombre de cendres, étouffante, qu’aucun souffle ne dissipait plus et qui stagna un nombre inter­ minable de semaines. Des particules fines produites par la combustion des arbres polluèrent les terres noires, grasses et fertiles d’Ukraine, au moment de la récolte des céréales. Les sols, sous la brûlure, se crevassèrent. Le maïs prit feu à son tour. Les tournesols se fanèrent. Les marchés agricoles s’affolèrent face à cette calamité extraordinaire ; en peu de jours, la valeur du quintal de blé fut multipliée par trois.
Il fut décidé d’un embargo sur les exportations de blé russe. Mais la sécheresse gagna bientôt la Chine – d’autres évoqueraient, plus tard, des températures anormalement hautes au Canada, d’autres encore diraient que tout avait peut­être aussi commencé en Australie. Malgré les gouvernements, les cours explosèrent partout. Le prix du pain monta en flèche. Le tourbillon cendreux s’étendait toujours. Affamée, une foule immense, que nul ne pouvait comp­ ter, quitta, sous un soleil noir comme un sac de crin, les campagnes d’Égypte, de Tunisie, du Maroc, de Jordanie, du Yémen et de Syrie, pour gagner les villes. Des enfants déscolarisés, faméliques, erraient dans les rues. Les fragiles économies du Croissant fertile et du Maghreb commencèrent à se disloquer. Une multitude de jeunes gens se retrouvèrent sans emploi. Et puis, humilié par la police, un jeune vendeur ambulant de fruits et légumes, à qui l’on refusait, faute de bak­ chich, un quelconque permis, s’aspergea d’essence, craqua une allumette et s’immola devant la préfecture. Métamorphosé en esprit vengeur, le vent souffla alors plus fort, plus rageusement. La vague de contesta­ tion partie de la région agricole de Sidi Bouzid gagna Kasserine, s’abattit sur les villes de l’Atlas, enfla dans Tunis – le président Zine el­Abidine Ben Ali s’enfuit –, elle déferla sur le Caire – emportant le président Moubarak –, Marrakech, Casablanca, Alger, Manama, Mossoul, Bagdad et Ramallah, puis le Yémen – inca­pable de mater les troubles, le président Saleh quitta le pays –, suscita au passage une rébellion touarègue contre le Mali, avant que les émeutes de la faim et de la misère ne finissent écrasées dans le sang en Syrie par le gouvernement de Bachar al­Assad. L’obscurité s’épaissit une ultime fois. Et le ciel se retira comme un livre qu’on roule.
Des navires de guerre russes firent mouvement près des côtes de Tartous et Lattaquié. Le sang coula, encore, dans les rues d’Alep deve­ nues ruines. L’esclavage, la mendicité, les mariages forcés par le désespoir et le cynisme augmentèrent dans des proportions abominables. Épouvantés, des centaines de milliers de Syriens se mirent en route, vers la Turquie, le Liban, la Jordanie, l’Irak, l’Égypte, l’Autriche, l’Allemagne, la France ou l’Angleterre, grossissant le flot des migrants d’Irak, d’Afghanistan, du Mali ou du Soudan. Des rafiots bondés avec, à leur bord, des enfants, des femmes et des hommes qui avaient été torturés, violés, spoliés, persécutés de toutes sortes de façons, ou qui avaient dû, pour se défendre, tuer à leur tour, surgirent, au large de la Grèce, de toutes parts, nuit après nuit, glissant lente­ ment sur les eaux couleur d’ébène. Et la mer devint leur tombeau. Des bateaux chavirèrent. Des femmes jetèrent leurs enfants malades par­dessus bord pour ne pas contaminer le reste de l’équipage – peut­être pour n’être pas elles­mêmes poussées par­dessus bord. Des pêcheurs remontèrent dans leurs filets des corps par centaines. Certains les ramenaient à terre. D’autres, épouvantés, les rejetaient dans l’ourlet des vagues sans lune. Mais d’autres cadavres éventrés, rongés, déchi­ quetés, finirent par s’échouer sur les rivages. On les enterra à la hâte, dans des sépultures nues.
Il se disait dans les îles que bientôt, sur terre, on ne trouverait plus de place – ni pour les accueillir, ni pour les inhumer. Le vent du diable souffla de plus belle. D’Afghanistan, d’Iran, d’Irak, d’Érythrée, du Soudan, du Kurdistan, du Darfour, une écume bouillonnante et informe de fuyards se massa, dans les environs de Calais, dans une jungle de cabanes et de tentes, dans l’espoir halluciné de pouvoir, un jour, gagner l’Angleterre. On posa à l’entrée du tunnel sous la Manche des rouleaux de fil de fer barbelé et de hautes clôtures, dont on inonda les abords, pour qu’ils s’y noient. On découvrit, en bordure d’une autoroute autrichienne, au niveau de la ville de Parndorf, dans un camion frigorifique immatriculé en Hongrie, mais au nom d’une entreprise de volaille slovaque, soixante et onze corps de réfugiés empilés, dont certains dans un état de décomposition avancée. Des liquides pestilentiels sortaient de la remorque. Un côté du véhicule avait été enfoncé de l’intérieur. Les victimes enfermées avaient tenté de s’échapper en poussant les tôles – en vain.
La photo d’un cadavre d’enfant échoué sur une plage turque fit le tour de la planète. Le père de l’enfant appela le monde à ouvrir ses portes. L’Autriche et l’Allemagne, dans un de ces moments fugitifs où la tempête trompe le marin par une accalmie, ouvrirent leurs frontières. Mais on prétendit bien vite qu’il s’agissait de la part du père de l’enfant d’une mise en scène macabre. On l’accusa de ne lui avoir pas passé de gilet de sauvetage. On raconta qu’il voulait se rendre en Europe pour se refaire les dents et qu’il avait lui­même organisé la traversée qui avait tourné au drame. Autrement dit, et si l’on ne craint pas de recourir à une formule peu optimiste, mais parfai­ tement exacte : ce 28 septembre 2015 était une nuit affreuse. La gare centrale de Vienne, où je me trouvais cette nuit­là, cette gare n’était plus une gare. C’était le ventre débondé, crevé, excrémentiel de la route des Balkans, recrachant sans cesse, sur ces quais balayés par le vent, des milliers de gens qui descendaient des trains et titubaient hagards, tels des automates, leurs enfants dans les bras, sous les applaudissements des Viennois venus les accueillir, leur porter à manger dans des cantines de métal, ou des plats enveloppés dans du papier d’aluminium, leur distribuer des vêtements, des brosses à dents et des couvertures. Leur bonté, comme l’éclaircie dans l’orage, comme un souffle frais et para­ doxal dans le brasier qui s’écroule sur lui­même, ne dura qu’un temps.

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