Lake success
À quarante-trois ans, Barry Cohen, New-Yorkais survolté à la tête d'un fonds spéculatif de 2,4 milliards de dollars est au bord du précipice. Sous le coup d'une enquête de la Commission boursière, accablé par la découverte de l'autisme de son jeune fils, il décide de tout lâcher pour embarquer dans un car Greyhound vers le Nouveau-Mexique. D'est en ouest défile un continent étranger : l'Amérique des marginaux et des déclassés. Tandis que sa femme Seema entame une liaison avec un romancier.
Extrait
Barry Cohen, homme aux 2,4 milliards de dollars d’actifs sous gestion, entra d’un pas chancelant dans la gare routière de Port Authority. Il était visiblement ivre et saignait. Il y avait une incision nette au-dessus de son sourcil gauche, où l’ongle de la nounou l’avait coupé, et, stigmate de sa femme, une égratignure en forme de larme sous son œil. Il était 3 h 20 du matin.
La dernière fois qu’il s’était rendu à Port Authority remontait à vingt-quatre ans. Il avait pris le car à destination de Richmond, en Virginie, pour aller voir sa petite amie de fac. Il se repassait mentalement ce voyage de jeunesse chaque fois que le cours de l’indice S&P le minait ou qu’il découvrait un nouveau et terrible fait sur les troubles dont souffrait son fils. Quand Barry fermait les yeux, il voyait le long ruban d’autoroute, son pays l’appeler des deux côtés de l’asphalte. Il s’imaginait assis sur un dur banc de bois devant quelque cahute au bord de la route.
Une femme épaisse qui marchait en crabe et n’était jamais à court d’anecdotes à raconter lui servait une assiette de haricots au vinaigre et de porc braisé. Ils discutaient d’égal à égale de la période de leur vie où tout avait déraillé, et elle lui offrait le repas, mais il payait quand même. Et elle disait : « Merci, Barry », car malgré les fortes disparités d’actifs sous gestion qui existaient entre eux, ils s’appelaient déjà par leur prénom.
Il s’approcha en titubant de la rangée de policiers et policières qui protégeaient les barrières du dispositif de sécurité nocturne conduisant les voyageurs de la rue jusqu’aux portes. « Où sont les cars ? demanda-t-il. Je veux partir d’ici. »
Aux yeux des flics, c’était un New-Yorkais comme un autre. Un homme qui saigne ; rudoyé, les cheveux plaqués par la sueur nocturne ; un gilet Patagonia, sur sa chemise Vineyard Vines, orné du seul mot CITI. Il était grand et avait une carrure de nageur, ses larges épaules rétrécissant jusqu’à deux poignets féminins, ce qui pour un homme avait toujours été un handicap, mais jamais plus qu’au cours de l’année 2016, au début du Premier Été de Trump. Il était essoufflé d’avoir traîné une petite valise à roulettes depuis son appartement de Madison Square Park, à vingt rues de là. La nuit était chaude et venteuse, le genre de nuit, typique de Manhattan, où l’on se dit Je ne veux pas mourir, et chaque rue traversée avait un peu plus renforcé sa détermination à aller au bout de ce qu’il s’apprêtait à faire de sa vie de couple marié.
« Au niveau inférieur », lui répondit un des flics.
Barry fit ce qu’on lui dit, la petite valise à roulettes brinquebalant derrière lui. L’air, ici, était différent. Il pouvait dire avec certitude qu’il n’avait pas, de mémoire récente, ni lointaine, d’ailleurs, respiré un air de cette nature. Une façon simple de le décrire serait de dire qu’il sentait les pieds. Mais ceux de qui ? L’homme n’avait pas l’habitude de respirer l’odeur des pieds, sauf peut-être aux vestiaires de l’Equinox, où ses pieds sentaient le chlore, à cause de la piscine. Ceux de sa femme, il en était sûr, sentaient le chèvrefeuille comme le reste de sa personne, mais il n’allait pas penser à elle maintenant.
Il y avait un guichet de la Greyhound, mais son rideau était baissé et une note indiquait l’heure de sa réouverture. « Le socialisme », dit Barry tout haut, même s’il savait très bien que la Greyhound était une filiale basée à Dallas de la compagnie écossaise FirstGroup, et non un service public. Il avait bu pour vingt mille dollars de whisky Karuizawa ce soir-là. Ça lui arrivait de faire des erreurs.
Il y avait un kiosque à journaux Hudson et Barry s’approcha du vieil Indien derrière le comptoir. « Où sont les cars ? demanda-t-il.
– Au niveau inférieur, répondit le vieux.
– J’y suis déjà. »
Le vieux haussa les épaules. Il regarda Barry et son visage ensanglanté de ses yeux aux paupières lourdes, comme s’il voulait concourir à sa perte. Barry le détesta. Il avait le droit de le détester, sa propre femme étant indienne.
« Vous avez le magazine WatchTime ?
– Non.
– Watch Journal ?
– Non.
– Non. »
Il n’y avait pas d’autre interaction à espérer.
Il jeta de nouveau un œil autour de lui. Le guichet socialiste de la Greyhound était toujours fermé. Incroyable, merde. Il vit le panneau PORTES 1-78. Les cars étaient peut-être là-bas. L’escalator menant au niveau inférieur était hors d’usage et un autre Indien vêtu d’un gilet Hudson News était assis sur les marches du haut, la tête entre les mains. Il avait l’air de sangloter. L’un des meilleurs agents de change de Barry s’appelait Akash Singh, mais dans la salle des marchés, c’était un vrai tueur.