L'Homme qui prenait sa femme pour un chapeau

Et autres récits cliniques
Auteur : Oliver Sacks
Editeur : Points

Oliver Sacks décrit dans ce livre les affections les plus bizarres, celles qui atteignent l’homme non seulement dans son corps, mais dans sa personnalité la plus intime et dans l’image qu’il a de lui-même.

Il nous fait pénétrer dans un royaume fantastique, peuplé de créatures étranges : un marin qui, ayant perdu la notion du temps, vit prisonnier d’un instant perpétuel ; un homme qui se prend pour un chien et renifle l’odeur du monde ; un musicien qui prend pour un chapeau la tête de sa femme, et bien d’autres…

Tentatives aussi pour poser les jalons d’une médecine nouvelle, plus complète, qui, traitant le corps, ne refuserait pas de s’occuper de l’esprit, et même de l’âme…

9,90 €
Parution : Janvier 2020
Format: Poche
336 pages
ISBN : 978-2-7578-8301-3
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Extrait

Le docteur P. était un musicien distingué, qui s’était rendu célèbre depuis des années comme chanteur puis comme professeur à l’école de musique locale. C’est là, avec ses étudiants, que certains problèmes étranges commencèrent à apparaître. Un étudiant se présentait, et le docteur P. ne le reconnaissait pas ; ou, plus exactement, il ne reconnaissait pas son visage : c’était seulement au moment où l’étudiant parlait qu’il pouvait l’identifier d’après sa voix. Ces incidents se multipliaient et suscitaient l’embarras, la perplexité, la peur – et parfois le rire. Car, non seulement le docteur P., progressivement, ne distinguait plus les visages, mais il voyait des visages là où il n’y en avait pas : tout comme Magoo, dans la rue, tapote affectueusement les bouches d’incendie et les parcmètres en les prenant pour des têtes d’enfants, il s’adressait aimablement aux poignées sculptées des meubles et s’étonnait qu’elles ne lui répondent pas. Au début, chacun prit ces erreurs bizarres pour des plaisanteries, et le docteur P. fut le premier à en rire. N’était-il pas réputé pour avoir un sens de l’humour étrange, un goût du paradoxe ou de la plaisanterie, qui rappelait presque l’humour zen ? Ses facultés musicales étaient aussi éblouissantes qu’avant ; il ne se sentait pas malade – il ne s’était jamais senti aussi bien ; et ses erreurs étaient si ridicules – et si naïves – qu’elles pouvaient à peine être prises au sérieux.
L’idée qu’il pouvait avoir « quelque chose qui n’allait pas » mit trois ans à s’imposer à son esprit, et ne lui apparut en fait pleinement que lorsqu’il se sut diabétique. Conscient que le diabète pouvait affecter ses yeux, le docteur P. consulta un ophtalmologiste qui écouta attentivement son histoire et examina soigneusement ses yeux. « Vos yeux n’ont rien, conclut le spécialiste. Mais vous avez un trouble des zones visuelles du cerveau. Vous n’avez pas besoin de moi, vous devriez voir un neurologue. » C’est ainsi que le docteur P. vint me consulter.
Il ne me fallut pas plus de quelques secondes pour m’apercevoir qu’il n’y avait pas trace chez lui de démence au sens ordinaire du terme. C’était un homme charmant et d’une grande culture, qui s’exprimait avec aisance, humour et imagination. Je ne comprenais pas pourquoi on l’avait envoyé à notre clinique.
Et pourtant, il avait quelque chose de légèrement bizarre. En parlant, il me faisait face, il était tourné vers moi, mais il y avait néanmoins quelque chose... c’était difficile à dire. Il me faisait face avec ses oreilles, et non avec ses yeux, en vins-je à penser. Au lieu de me regarder, de me fixer, de m’« appréhender » d’une manière normale, ses yeux se fixaient soudainement et étrangement sur moi – sur mon nez, mon oreille droite, mon menton, puis remontaient sur mon œil droit, un peu comme s’ils notaient (ou même étudiaient) ces aspects particuliers de ma personne sans voir l’ensemble de mon visage ni ses changements d’expression, sans me voir « moi », comme un tout. Je ne suis pas sûr d’avoir très bien compris cela sur le moment – j’avais simplement noté une étrangeté qui me chiffonnait, une sorte de défaut dans le jeu normal entre le regard et l’expression. Il me voyait, il me scrutait, et pourtant...
– Que se passe-t-il ? finis-je par lui demander.
– Rien que je sache, répliqua-t-il, mais les gens ont l’air de penser que j’ai quelque chose aux yeux.
– Mais vous-même ne constatez aucun problème visuel ?
– Non, pas directement, mais il m’arrive de faire des erreurs.
Je quittai la pièce un instant pour parler à sa femme. Lorsque je revins, le docteur P. était assis tranquillement près de la fenêtre, attentif ; il semblait écouter plus que regarder.
– La circulation, dit-il, les bruits de la rue, les trains dans le lointain – ils font une sorte de symphonie, vous ne trouvez pas ? Vous connaissez Pacifique 231, d’Honegger ?
Quel homme merveilleux ! pensais-je. Comment peut-il avoir quelque chose de sérieux ? Allait-il me permettre de l’examiner ?
– Oui, bien sûr, docteur Sacks.
Je calmai mon inquiétude, la sienne aussi peut-être, en procédant à la routine apaisante d’un examen neurologique – force des muscles, coordination, réflexes, tonus... Ce fut pendant que j’examinais ses réflexes – un rien anormal dans l’hémicorps gauche – que se manifesta la première bizarrerie. J’avais enlevé sa chaussure gauche et grattais sa plante de pied avec une clé – un test de réflexe apparemment insignifiant, mais en fait essentiel –, puis, m’excusant d’avoir à revisser mon ophtalmoscope, je l’avais laissé remettre lui-même sa chaussure. À ma surprise, une minute plus tard il ne l’avait pas encore fait.
– Puis-je vous aider ? lui demandai-je.
– Aider à quoi ? Aider qui ?
– Vous aider à remettre votre chaussure.
– Ah, dit-il, j’avais oublié la chaussure », ajoutant
sotto voce : « La chaussure ! La chaussure ! » Il semblait déconcerté.
– Votre chaussure, lui répétai-je, peut-être devriez-vous la remettre.
Il continuait à regarder le sol, à côté de la chaussure, avec une concentration intense mais mal placée. Finalement, son regard se fixa sur son pied :
– C’est ma chaussure, n’est-ce pas ?
Avais-je mal entendu ? Avait-il mal vu ?
« Mes yeux, expliqua-t-il, et il mit la main sur son pied.
Voici ma chaussure, n’est-ce pas ?
– Non, c’est votre pied. Voilà votre chaussure.
– Ah, je pensais que c’était mon pied.
Plaisantait-il ? Était-il fou ? Aveugle ? Si c’était là une de
ses « étranges erreurs », c’était l’erreur la plus étrange que j’aie jamais rencontrée.
Je l’aidai pour sa chaussure (son pied) afin d’éviter d’autres complications. Le docteur P. lui-même ne semblait pas du tout troublé, plutôt indifférent, amusé peut-être. Je repris mon examen. Son acuité visuelle était bonne : il n’avait pas de difficulté à voir une épingle par terre, bien qu’il pût parfois lui arriver de ne pas la voir si elle se trouvait sur sa gauche.
Il voyait bien, mais que voyait-il ? J’ouvris un exemplaire du National Geographic Magazine et lui demandai d’en décrire quelques photos.
Ses réponses furent très curieuses. Ses yeux sautaient d’un point à un autre, il remarquait des détails imperceptibles, comme il avait fait pour mon visage. Une brillance, une couleur, une forme arrêtaient son attention et lui tiraient un commentaire, mais en aucun cas il ne voyait une scène dans son ensemble. Il ne parvenait pas à voir le tout, mais seulement des détails qu’il enregistrait comme des taches sur un écran radar. Il ne considérait jamais l’image dans son ensemble – il n’affrontait pour ainsi dire jamais la physionomie de l’image : le paysage ou la scène n’avait pour lui aucun sens. Je lui montrai la photographie de couverture, représentant une étendue infinie de dunes sahariennes.
– Que voyez-vous ici ? lui demandai-je.
– Je vois une rivière, dit-il. Et une petite auberge avec sa terrasse sur l’eau. Des gens sont en train de dîner sur la terrasse. Je vois des parasols de couleur ici et là. Il regardait, si l’on peut dire, au-delà de la couverture, en l’air, et inventait des détails inexistants comme si l’absence de détails dans la photo en question l’avait conduit à imaginer la rivière, la terrasse et les parasols colorés.
Je devais avoir l’air consterné, mais lui semblait plutôt satisfait de ses réponses. Il y avait un début de sourire sur son visage. Il semblait aussi avoir décidé que l’examen était terminé, et commençait à chercher son chapeau. Il leva la main et attrapa la tête de sa femme, essayant de la soulever pour se la mettre sur la tête. Il avait apparemment pris la tête de sa femme pour un chapeau ! Sa femme le regarda comme si elle en avait l’habitude.
Je ne pouvais pas expliquer ce qui venait de se passer par la neurologie (ou la neuropsychologie) classique. En un certain sens, il semblait en parfait état de santé, et, en un autre, il paraissait complètement, incompréhensiblement perturbé. Comment pouvait-il à la fois prendre sa femme pour un chapeau et continuer, comme il le faisait apparemment, à exercer son métier de professeur à l’école de musique ?

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