L'île au secret
Au large des côtes de l'Islande, l'île d'Ellidaey abrite la maison la plus isolée au monde. Sur cette terre de légendes, véritable huis clos à ciel ouvert, l'inspectrice Hulda va devoir résoudre une mystérieuse disparition, quitte à faire resurgir les fantômes du passé... Les évènements se déroulent quinze ans avant La Dame de Reykjavík.
Ce roman a été traduit depuis l’édition anglaise du livre à la demande de l’auteur, qui a revu et changé des éléments de son histoire, et considère donc le texte anglais comme la version définitive de son roman.
Né à Reykjavík en 1976, Ragnar Jónasson a traduit plusieurs livres d'Agatha Christie en islandais, avant d'écrire ses propres romans, notamment la série des " Enquêtes de Siglufjördur ", composé de Snjór, Mörk, Nátt, Sótt et Vík. L'Île au secret est le deuxième volet de la trilogie " La Dame de Reykjavík ". En seulement cinq ans, Ragnar Jónasson s'est hissé au rang des meilleurs auteurs de best-sellers internationaux.
Extrait
Prologue Kópavogur, 1988
La baby-sitter était en retard.
Comme le couple sortait rarement le soir, il s’était assuré de sa disponibilité bien en amont. Habitant à deux pas, elle avait déjà gardé leur enfant plusieurs fois. Ils n’en savaient pas beaucoup plus sur elle ni sur sa famille, même s’ils croisaient régulièrement sa mère dans le quartier. Leur fille de sept ans semblait fascinée par cette jeune et jolie femme de vingt et un ans qu’elle considérait comme une grande personne. Elle ne cessait de parler des bons moments qu’elles passaient ensemble, de ses beaux vêtements et des histoires merveilleuses qu’elle lui lisait le soir. La joie que manifestait leur fille à l’idée de retrouver sa baby-sitter rendait ses parents moins coupables d’accepter les invitations : leur enfant était entre de bonnes mains, et en plus, elle s’amusait. Il était convenu que la baby-sitter reste de dix-huit heures à minuit, or il était bientôt dix-huit heures trente et ils étaient attendus pour dîner à dix-neuf heures. Le mari proposa de l’appeler pour savoir ce qu’il en était, mais sa femme préférait patienter : elle finirait bien par arriver.
C’était un samedi de mars et ils se réjouissaient tous de la soirée à venir. Le couple s’apprêtait à rejoindre des collègues de la mère travaillant au ministère, et leur fille avait hâte de regarder des films avec sa baby-sitter. Comme ils ne possédaient pas de magnétoscope, père et fille en avaient loué un pour l’occasion ainsi que trois cassettes vidéo, et la petite avait le droit de veiller aussi tard qu’elle le voulait, jusqu’à ce qu’elle tombe de sommeil.
Il était dix-huit heures trente passées lorsqu’on sonna enfin à la porte. La famille occupait un appartement au deuxième étage d’un immeuble de Kópavogur, au sud de Reykjavík, une ville plus que paisible coincée entre la capitale – où la plupart de ses habitants travaillaient – et d’autres localités de la banlieue proche.
La mère répondit à l’interphone. C’était la baby-sitter. Elle entra quelques instants plus tard, trempée, en expliquant qu’elle était venue à pied. Il pleuvait des cordes – on aurait dit qu’elle avait reçu un seau d’eau sur la tête. Embarrassée, elle s’excusa pour son retard.
Le couple la rassura et la remercia pour sa présence. Ils lui rappelèrent les principales consignes et lui demandèrent si elle savait faire fonctionner un magnétoscope. Leur fille les coupa, déclarant qu’elle n’avait pas besoin d’aide. Elle semblait pressée de mettre ses parents dehors pour commencer sa soirée télé.
Le taxi avait beau patienter dans la rue, sa maman avait du mal à la quitter. Elle n’avait pas l’habitude d’être séparée de sa fille.
– Ne vous en faites pas, dit la baby-sitter, je vais prendre soin d’elle.
Elle paraissait digne de confiance, et s’en était jusque-là toujours bien occupée. Ils finirent donc par sortir sous l’averse pour s’engouffrer dans le taxi.
Plus la soirée passait, plus l’inquiétude de la mère grandissait.
– Ne t’en fais pas, dit le mari. Je suis sûr qu’elle s’amuse comme une folle.
Il jeta un coup d’œil à sa montre.
– Elle doit en être à son deuxième ou troisième film, et elles ont dû manger toute la glace.
– Tu crois que je pourrais utiliser le téléphone du restaurant ? demanda sa femme.
– Ce n’est pas un peu tard pour appeler ? À mon avis, elles se sont endormies devant la télé...
Finalement, ils rentrèrent chez eux plus tôt que prévu, peu après vingt-trois heures. Ils avaient fini de dîner, et honnêtement, la soirée s’était avérée décevante. L’agneau servi en plat principal n’avait pas beaucoup de goût, et à peine le dessert avalé, les gens s’étaient entassés sur la piste de danse. Après avoir passé quelques vieux tubes, le DJ avait enchaîné avec des succès plus récents qui n’étaient pas vraiment leur tasse de thé, même s’ils s’estimaient encore jeunes – après tout, ils n’avaient pas encore la quarantaine.
Sur le trajet du retour, ils n’échangèrent pas un mot. La pluie dégoulinait sur les vitres du taxi. Ils n’étaient pas du genre fêtard : ils étaient trop attachés à leur petit confort et la soirée les avait épuisés, même s’ils n’avaient bu qu’un verre de vin rouge au dîner.
En sortant du taxi, l’épouse dit qu’elle espérait trouver leur fille endormie : ainsi, ils pourraient filer au lit sans tarder.
Ils montèrent les marches tranquillement et tournèrent la clé dans la porte au lieu de sonner, afin de ne pas réveiller la petite.
Cette dernière n’était absolument pas couchée. Elle leur sauta dans les bras pour leur faire un câlin plus appuyé que d’habitude. Curieusement, elle n’avait pas l’air fatiguée.
– Tu es en pleine forme, remarqua son père.
– Je suis contente que vous soyez rentrés, dit la petite.
Elle avait un drôle de regard : quelque chose n’allait pas. Mais quoi ?
La baby-sitter les rejoignit depuis le salon, un sourire aimable aux lèvres.
– Tout s’est bien passé ? demanda la mère.
– Très bien ! répondit la baby-sitter. Votre fille est vraiment adorable. On a regardé deux films, des comédies. Elle a adoré ! Elle a mangé presque toutes ses boulettes de viande et aussi beaucoup de pop-corn.
– Merci de vous être déplacée, je ne sais pas ce qu’on aurait fait sans vous.
Le père sortit son portefeuille et compta des billets avant de les tendre à la jeune femme.
– Le compte y est ?
Elle vérifia la somme à son tour.
– Parfait, merci.
Après son départ, le père se tourna vers sa fille.
– Tu n’es pas fatiguée, ma puce ?
– Un peu... On peut regarder encore la télé ?
Son papa secoua la tête.
– Non, il est beaucoup trop tard, dit-il avec douceur. – Allez, s’il te plaît ! Je n’ai pas envie d’aller au lit, répondit-elle, au bord des larmes.
– D’accord, d’accord.
Il l’emmena dans le salon. Comme les programmes étaient terminés, il inséra une nouvelle cassette dans le magnétoscope.
Puis il vint s’asseoir à ses côtés sur le canapé et ils attendirent que le film commence.
– Tu as dû passer une bonne soirée ! – Oui... oui, ça allait, dit-elle, hésitante.
– Elle a été gentille avec toi, non ?
– Oui. Elles ont été sympas, toutes les deux.
– Comment ça, toutes les deux ? s’étonna le père.
– Elles étaient deux.
– Elle a fait venir une amie ?
La petite fille ne répondit pas tout de suite. Devant ses yeux effrayés, le père fut pris d’un frisson.
– Non. Mais c’était un peu bizarre, papa...