Dé mem brer
Explorant avec brio la frontière ténue entre fantasmagorie et réalité, les sept nouvelles rassemblées ici nous font pénétrer dans le quotidien de femmes vulnérables, en prise avec la violence qui les entoure. Qu’elle prenne la forme d’un père abusif ou d’une compagnie aérienne outrageusement zélée, c’est bien la folie qui règne dans l’univers de la grande Joyce Carol Oates.
Extrait
Dis-nous ce que tu sais. Ce dont tu te souviens.
J’ai grimpé sur le toit de la vieille grange de mon grand-père. La tôle est chaude au contact de mes jambes, de mes cuisses nues. C’est un endroit interdit. Ce toit en pente, ces plaques de tôle mal ajustées et rouillées, brûlantes de soleil.
Je n’ai plus l’âge de grimper sur le toit de la grange. Nous ne grimpons plus sur ce toit depuis la quatrième. On oublie. On se désintéresse. On a d’autres choses
à faire.
Les choses qu’on faisait, enfant, même interdites, on les dédaigne une fois qu’on a quelques années de plus. Il conduit sa Chevy sur Iron Road. D’un bleu ciel vif, avec des chromes qui brillent comme des yeux malicieux. À l’intérieur, une sellerie couleur crème. Des taches sur le siège arrière qu’il a essayé d’enlever avec quelque chose qui sent fort comme du kérosène et, du coup, il faut laisser les quatre fenêtres ouvertes
pour évacuer la mauvaise odeur.
Il fume une cigarette. La fumée forme une couronne autour de son beau visage étroit de poupée. Son avant-bras gauche pend à l’extérieur de la vitre baissée. Devant lui, l’asphalte de la route à deux voies scintille dans la chaleur tel un mirage dans le désert.
Suivant Iron Road jusqu’à Mill Pond Road qui n’est qu’un simple chemin de graviers et de terre. Prairies, champs de maïs, bois. Fermes, dépendances. Silos. La Chevy bleu ciel ralentit, son conducteur fronce les sourcils derrière ses lunettes d’aviateur à verres fumés, à la manière d’un chasseur qui n’est pas pressé, qui prend son temps.
On raconte que Rowan Billiet est le cousin (par alliance) de ma mère.
On (mon père) raconte que, selon lui, Rowan Billiet n’a de lien de parenté avec aucun d’entre nous.
Il est clairement faux de présenter Rowan Billiet comme mon oncle. Puisqu’il n’est ni le jeune frère de mon père ni de ma mère, il ne peut pas être mon oncle. Mais de même que d’autres inexactitudes publiées dans les journaux locaux, celle-ci serait répétée jusqu’à devenir communément admise (à tort) et, des décennies plus tard, on s’en souviendrait aussi vaguement que de ces rêves affreux qui se transforment en souvenirs, telles des taches d’eau délavées sur du papier peint.
Ce jeune oncle à toi, comment s’appelait-il déjà...
Ce beau mec qui conduisait toujours des voitures de luxe...
Il tourne sur Cattaraugus Creek Road, la route où nous habitons. Rowan Billiet roule-t-il sans but dans la campagne vallonnée au nord de Strykersville ? Pour voir où la Chevy bleu ciel l’emmènera ?
Comme quand on cherche de l’eau avec une baguette de sourcier. Ce genre de hasard-là.
Rowan a des parents un peu partout à travers le comté de Beechum. Sans qu’aucun d’entre eux soit vraiment proche, pas ce qu’on pourrait appeler de la famille.
Rowan débarque chez eux, juste pour dire bonjour. Parfois Rowan ne reste que quelques minutes, quand il sent qu’il tombe mal, ou si par hasard la personne qu’il est venu voir n’est pas là. Parfois Rowan reste plus longtemps, par exemple pour dîner s’il est invité.
Rowan n’est jamais invité à rester dîner chez nous. Pour quelle raison ? Apparemment (d’après ce que j’ai compris), mon père le déteste.
Pourquoi quiconque détesterait-il Rowan Billiet ! – dans la Chevy qui sent le kérosène et la fumée de cigarette, il sourit tout seul à une idée pareille. Fredonnant au rythme de la musique de l’autoradio, le son poussé à fond pour couvrir le bruit du vent qui s’engouffre par les fenêtres ouvertes. Tap-tap-tapotant le volant de ses doigts minces.
Des doigts de fille, voilà ce qu’on raconte au sujet de Rowan Billiet.
Un visage de poupée, voilà ce qu’on raconte au sujet de Rowan Billiet.
Impossible de le prendre au sérieux, rien qu’avec ce nom : Rowan Billiet.