Sabotage

Auteur : Arturo Pérez-Reverte
Editeur : Points

En mai 1937, Paris se prépare à l'Exposition universelle où l'Espagne est représentée par le gouvernement républicain en exil. Falcó, de retour de Tanger, doit empêcher que le tableau Guernica de Picasso y figure, et tuer un ami du peintre, journaliste de renom, aviateur et héros de la guerre civile espagnole. Une mission délicate et pleine de rebondissements dans un Paris troublé. Falcó doit affronter un monde où la lutte des idées prétend se substituer à l'action.

Traduction : Gabriel Laculli
8,30 €
Parution : Octobre 2021
Format: Poche
480 pages
ISBN : 978-2-7578-9176-6
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Extrait

Les nuits de Biarritz
Sous la pergola de la terrasse, on voyait cinq taches blanches et un point rouge. Les taches étaient celles du plastron et du col d’une chemise, de deux poignets amidonnés et d’une pochette qui pointait de la poche de poitrine d’un veston de smoking. Le point rouge était la braise d’une cigarette entre les lèvres de l’homme qui restait immobile dans l’obscurité.
De l’intérieur venait une rumeur étouffée de voix et de musique. Il y avait un croissant de lune, déclinante, qui abrasait la mer noire et argentée face à la plage, entre les éclats du phare situé sur la droite et la partie haute de la vieille ville faiblement éclairée sur la gauche.
C’était une nuit calme et chaude, sans même de brise. À près de la mi-mai.
Lorenzo Falcó tira une dernière bouffée de sa cigarette, avant de laisser tomber celle-ci par terre et de l’écraser sous la semelle de sa chaussure. Il dirigea son regard vers la partie la plus obscure de la plage, dans l’ombre, où quelqu’un allumait et éteignait trois fois, à ce moment-là, une lampe torche. Le signal reçu, il retourna à l’intérieur en traversant le salon désert, au décor de chrome et de laque carmin, où entre les appliques Art déco les grands miroirs reflétaient le passage de sa silhouette élancée, élégante et flegmatique.
Il y avait de l’animation dans la salle de jeu, et Falcó lança un regard en direction de ceux qui se groupaient autour des dix-huit tables. Ces derniers temps, la clientèle du casino municipal avait changé. Des années trépidantes des voitures rapides et de la frénésie du jazz, des Grands d’Espagne et des millionnaires anglo-saxons, des cocottes*1 de luxe et des aristocrates russes en exil, Biarritz ne retenait pas grand-chose. En France, le Front populaire était au pouvoir, les ouvriers avaient leurs congés payés, et ceux qui mordillaient un havane ou celles qui tendaient un cou entouré de perles, suspendus au chemin de fer* ou au trente et quarante*, appartenaient à la classe moyenne supérieure et coudoyaient les restes d’une autre époque. Nul ne parlait plus de la saison à Longchamp, de l’hiver à Saint-Moritz ou de la dernière folie de Schiaparelli, mais de la guerre d’Espagne, des menaces d’Hitler contre la Tchécoslovaquie, des patrons couture de Marie Claire ou de l’augmentation subite du prix de la viande.
Falcó localisa facilement l’homme qu’il cherchait, parce que celui-ci n’avait pas bougé de la table de baccara : corpulent, avec d’abondants cheveux gris, il était vêtu d’un smoking de très bonne coupe. Il restait à côté de la même femme – son épouse –, vers laquelle il s’inclinait pour converser à voix basse en jouant avec les jetons empilés sur le tapis vert. Il semblait perdre plutôt que gagner, mais Falcó savait que cet individu pouvait se le permettre. En fait, il pouvait presque tout se permettre, parce qu’il s’appelait Tasio Sologastúa et était l’un des hommes les plus riches de Neguri, le quartier huppé et nanti de Bilbao, cœur de la haute bourgeoisie basque.
Falcó porta son regard sur la table voisine. De là, debout parmi les curieux, Malena Eizaguirre surveillait de loin le couple. Le regard de Falcó croisa le sien, il toucha d’un geste discret la montre à son poignet gauche, et elle acquiesça légèrement. L’air détaché, il alla se placer à côté d’elle. Avec ses cheveux courts ondulés à la mode et ses grands yeux noirs, Malena était attirante, sans excès – un peu enveloppée, la trentaine, des traits réguliers –, même si sa robe du soir, une Madame Grès de mousseline drapée, lui donnait une agréable apparence classique aux réminiscences grecques.
– Ils n’ont pas bougé de là, dit-elle.
– Je vois... La femme a perdu beaucoup ? – Comme d’habitude. Des jetons de quinze mille
francs, l’un après l’autre.
Falcó prit une expression amusée. Edurne Lambarri
de Sologastúa ne pouvait se passer du baccara, des bijoux, des manteaux de vison et de tout ce qui exige des gaspillages d’argent. Comme ses deux filles qui, à l’heure qu’il était, devaient danser sur la piste du Miramar, conformément à leur habitude : Izaskun et Arancha, deux jolis et frivoles tendrons basques. Il consulta de nouveau sa montre. Onze heures vingt.
– Je crois qu’ils ne vont pas beaucoup tarder à s’en aller, conclut-il.
– Tout est prêt ?
– J’ai téléphoné il y a un moment, et je viens de voir le signal, dit-il en promenant lentement un regard tout autour de lui. Tu as repéré les gardes du corps ?
Malena montra d’un mouvement du menton un type brun, costaud, au front serré et au nez de pugiliste, engoncé dans un smoking trop étroit à la taille. Il se tenait un peu à l’écart de la table de baccara, le dos appuyé contre une colonne, et il fixait Sologastúa d’un regard de mâtin fidèle.
– Il n’y a que lui. L’autre doit être dehors, avec le chauffeur.
– Deux voitures, comme d’habitude ?
– Oui.
– Tant mieux. Plus on est de fous...
Il la vit sourire légèrement, nerfs solides, bien
contrôlés.
– Tu es toujours aussi garnement ? Tu prends tout
comme ça ?
– Pas toujours.

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