Marchands de mort subite

Auteur : Max Izambard
Editeur : Editions du Rouergue

Pierre Marlot observe une colonie d’avocettes en baie de Somme lorsqu’il reçoit un appel du consul de France en Ouganda. On n’a plus de nouvelles de sa fille Anne, journaliste prometteuse et farouchement indépendante, depuis qu’elle est partie dans l’Est de la République démocratique du Congo pour les besoins d’un reportage. En arrivant à Kampala, Pierre comprend qu’il ne faut rien attendre des services consulaires. Il se lance dans une quête solitaire sur les traces de sa fille. C’est ainsi qu’il rencontre Juliet Ochola, une journaliste travaillant pour un grand quotidien ougandais. Juliet décide de reprendre le travail d’Anne. Dans un pays où les journalistes subissent menaces de mort et arrestations arbitraires, elle s’engage dans une enquête à haut risque, alors même qu’une insurrection étudiante met la capitale à feu et à sang.
Dans ce premier roman, passionnante enquête sur les minerais du sang qui tient le lecteur en haleine de la première à la dernière page, Max Izambard nous transporte au cœur d’une Afrique des Grands Lacs affamée de justice. Dans un labyrinthe de questions et de faux-semblants, ses magnifiques personnages luttent pour faire émerger des vérités dérangeantes face à un pouvoir aux abois.

21,00 €
Parution : Octobre 2021
352 pages
ISBN : 978-2-8126-2234-2
Fiche consultée 60 fois

Extrait

Lorsque Pierre Marlot reçut l’appel du consul, il observait une colonie d’avocettes à tête noire qui déambulaient à grands pas rapides et gracieux le long d’une plage en baie de Somme. L’aube était étrangement lumineuse en ce début de mois de mars. Dès les premières lueurs du jour, il était parti marcher sur l’immense plage presque rectiligne qui part de la pointe du Hourdel et va jusqu’à Cayeux-sur-Mer ; cette plage sur laquelle, à cette heure, on ne décelait aucune trace de l’espèce humaine, à l’exception d’un bunker allemand échoué sur le sable, comme s’il avait été recraché par la mer une nuit de tempête.
Pierre sentait la morsure du vent sur ses mains et ses joues. Il n’entendait que le flux et le reflux des vagues sur le sable au loin. Lorsqu’il plaça les jumelles devant ses yeux, l’immensité de l’espace soudain s’abolit. Son monde visuel se résuma à des aplats de couleurs pâles, du bleu, du gris, du beige, floutés par des mouvements de mise au point et de déplacement des jumelles. Au bout de quelques secondes, il vit apparaître un oiseau noir et blanc perché sur ses longues pattes, qui avançait dans l’eau peu profonde et plongeait son bec fin dans la vase pour en retirer des vers et des petits crustacés. Recurvirostra avosetta, nota-t-il mentalement, tout juste rentrées d’Afrique. Bienvenue au bercail mes amies ! Il sourit sans s’en apercevoir.
C’est précisément à ce moment-là qu’une vague d’ondes radioélectriques traversa le Sahara, la mer Méditerranée puis remonta la France en diagonale avant de frapper de plein fouet le petit téléphone portable de Pierre. Il détacha brusquement ses orbites des oculaires, recouvra un champ de vision de plusieurs kilomètres de large, rangea les jumelles dans leur étui, et sortit avec irritation son téléphone de la poche intérieure de sa veste. Il ne reconnut pas le numéro qui s’affichait sur l’écran digital.
La conversation avec le consul de France en Ouganda lui fit l’effet d’une lente suffocation. La faible voix, entrecoupée de claquements électromagnétiques, lui demanda d’abord s’il était bien le père d’Anne Marlot, ce à quoi il répondit d’un oui, qu’il eut du mal à extraire de sa gorge nouée. Ensuite, le consul l’informa que l’on n’avait plus de nouvelles d’Anne depuis deux semaines, depuis qu’elle avait traversé la frontière ouest du pays afin de se rendre au Congo pour les besoins d’un reportage. Pierre Marlot posa plusieurs questions à propos du jour précis de son départ, du nom de l’amie qui avait alerté l’ambassade, et d’autres détails.
Lorsque le consul raccrocha, les avocettes s’envolèrent d’un seul coup. Pierre fut pris d’un vertige. Il s’accroupit, ferma les yeux et posa une main sur le sable pour garder l’équilibre. Quand il sentit que sa tête s’arrêtait de tourner, il se releva lentement et marcha jusqu’à la mer. Juste avant d’atteindre la marée montante, il retira ses chaussures, retroussa son pantalon jusqu’aux genoux et s’avança de quelques mètres dans l’eau gelée. Puis, il se lava les mains dans les vagues grises et, pour la première fois depuis de nombreuses années, se mit à prier.
Il parvint à réserver un siège sur un vol vers l’Ouganda qui partait le lendemain matin de Roissy. Il passa quelques appels téléphoniques pour prévenir des amis. Des conversations chaotiques, gorgées d’angoisses et de non-dits qu’il abrégea en prétextant des préparatifs de départ. Le trajet en voiture fut un long calvaire. Le soleil, qui perçait par intermittence au travers des cumulus, l’éblouissait d’une lumière violente. Une odeur écœurante de sel, d’iode et d’algues pourries flottait dans la voiture. Son esprit, trop rationnel pour se bercer d’illusions, se perdait en de multiples scénarios. Un labyrinthe de questions sans réponses. Anne avait disparu dans l’un des endroits les plus instables de la planète. Lors du réveillon de Noël, elle lui avait dressé un tableau complet des forces en présence dans l’est de la République démocratique du Congo, avant de conclure dans un sourire qu’elle devrait recommencer son explication dans un an étant donné que les alliances, les territoires sous contrôle et les lignes de front changeaient en permanence.
Anne était journaliste, comme lui autrefois. Cela les liait, même si elle mettait un point d’honneur à se démarquer de lui et à souligner, chaque fois que l’occasion se présentait, sa conception exigeante du métier. Dans ces moments-là, Pierre la trouvait agaçante avec ses airs de donneuse de leçons, ses litanies à propos de la quête de vérité et sa volonté farouche d’indépendance. Il lui faisait remarquer, narquois, qu’elle pouvait se permettre de rester pure, elle qui n’avait pas d’autre bouche à nourrir que la sienne et qui vivait de piges dans un pays où le prix des loyers était cinq fois plus faible qu’en France.
En roulant vers Roissy, il admit toutefois que l’agacement qu’il ressentait au cours de ces conversations était au moins en partie lié à l’admiration qu’il vouait à sa fille et au courage qui lui avait manqué à plusieurs moments au cours de sa vie. Une pluie fine se mit à ruisseler sur le pare-brise. Pierre mit quelques minutes à s’en apercevoir. Il actionna les essuie-glaces. De grandes plaines céréalières s’étiraient à perte de vue sous un ciel bas et gris. Un sentiment de solitude totale l’envahit et lui noua la gorge. Il activa le navigateur GPS. La voix féminine, aérienne, lui indiqua avec douceur qu’il n’était plus qu’à trente-sept minutes de l’hôtel
Ibis Roissy Charles-de-Gaulle.
Il repensa à ce dernier réveillon de Noël.
La maison de sa mère était en fête. On avait sorti la nappe de coton brodé et les bougies. Des bouteilles de champagne et des plats garnis de figues, de pruneaux et de dattes fourrés trônaient sur la table. Dans un coin, des piles de paquets cadeaux s’entassaient sous le sapin illuminé. Le grand séjour résonnait de rires d’enfants, de conversations d’adultes, de tintements de verres et des claquements secs des bûches léchées par le feu. Chaque année, sa mère tentait de rassembler son troupeau éparpillé. Au sein de la fratrie, il avait toujours été le plus rétif aux rituels et aux traditions. Depuis le décès de Susan, il s’était retiré dans sa maison au bord de la Manche et esquivait la plupart des réunions familiales, agacé par avance de sentir les regards chargés de compassion se poser sur lui, Pierre Marlot, le veuf inconsolable, irrité aussi par la joie surjouée de sa mère qui se perdait en mille apprêts et coquetteries. Mais cette fois, il n’avait pas pu faire faux bond. Anne était rentrée en France pour les fêtes.
Ce soir-là, elle circulait de groupe en groupe, souriante malgré les traits de fatigue qui ciselaient son visage. Lorsqu’une de ses cousines ou un oncle l’encourageait d’un « allez, raconte-nous un peu », elle décrivait le bouillonnement des villes, les fortunes qui se font et se défont, les mendiants poliomyélitiques grattant aux vitres des SUV dernier cri, la Premier League qui électrise tous les bars du pays et le black-out inopiné qui les condamne d’un coup au silence et à la nuit.
Pierre était assis sur le canapé en cuir devant la cheminée, à l’écart de l’agitation. Il était en pleine partie d’échecs avec l’un de ses neveux, lorsqu’il sentit les mains d’Anne se poser sur ses épaules.
– Alors, papa, en difficulté à ce que je vois ? dit-elle sur un ton mi-grave mi-enjoué.
Elle se baissa et lui chuchota un mouvement à l’oreille. Il fit battre en retraite sa tour pour protéger sa reine.
– Tu arrives toujours à ma rescousse au moment opportun. Allez, viens t’asseoir près de moi. J’ai besoin d’un cerveau supplémentaire pour battre Antoine.
Antoine protesta pour la forme, mais il était visiblement flatté de la remarque de son oncle. Il entrelaça ses doigts fins devant son visage, fronça les sourcils et fixa le plateau de jeu comme si sa vie en dépendait.
– Tu vas voir, Anne, dans quelques minutes, des jets de fumée vont lui sortir par les oreilles, lança Pierre, un bref sourire ironique au coin des lèvres.
Il se tourna vers Anne et lui sourit. Elle lui retourna longuement son sourire. Ils n’avaient nul besoin de parler. Un instant, une fraction de seconde, Pierre vit Susan assise en face de lui, telle qu’il l’avait connue au début de leur rencontre sur les bancs de la Sorbonne, les mêmes cheveux châtains qui tombaient en mèches désordonnées sur ses épaules, le même visage étiré, pâle, l’expression singulière de son sourire et la lumière dans ses yeux ; Susan, dans toute la perfection de sa jeunesse, tout juste arrivée de Leicester, émerveillée par Paris, son phrasé hésitant, avalant les « r », changeant les « ou » en « u », et sa façon si soudaine d’éclater de rire qui le faisait sursauter.
Pierre cligna des yeux pour évacuer cette vision cruelle. – Tu as l’air soucieuse. Tout va bien ?
Anne parut gênée de la question de son père. Un bref ins-
tant, son regard plongea dans la fournaise de la cheminée. Pierre vit ses pupilles s’embraser.
– Soucieuse ? Non. Fatiguée, plutôt. Je te rappelle que je viens de passer la nuit dans l’avion. Tout ça pour un rendez-vous qui ne s’est jamais matérialisé.
– Quelle idée de programmer des interviews le vingt-trois décembre. Les gens ne prennent jamais de vacances en Ouganda ?
– La plupart, oui. Certains, non.
– Et qui sont ces gens importants qui ne prennent pas de vacances ?
Anne n’eut pas le temps de répondre. D’un mouvement rapide vers l’avant, le cheval blanc prit la dernière tour de Pierre. Les pions noirs ressemblaient de plus en plus à une armée en déroute, harcelée sur tous ses flancs par des hordes de cavaliers d’une blancheur arrogante. Une bûche explosa en projetant une pluie de paillettes incandescentes sur le carrelage. Pierre observa le visage de sa fille de profil. Ses traits étaient tirés. Toute trace de joie avait déserté son visage. Elle fixait intensément la bûche effondrée entre les chenets.
– Échec au roi ! Vous allez au moins avoir besoin de deux cervelles pour vous sortir de ce piège-là, glissa Antoine avec une pointe de sadisme en se redressant sur son siège.
– Anne, je crois que nous sommes en danger, dit Pierre sobrement.
Anne tourna la tête vers le plateau de jeu et l’observa longuement sans prononcer un mot. Pierre joignit son regard au sien sur l’échiquier, mais ne vit qu’un entrelacs flou et gris, dépourvu de toute signification.
– Je ne vois effectivement aucune issue, finit-elle par conclure d’une voix sèche.
Elle saisit le fou entre son pouce et son index et le fit glisser lentement jusqu’au centre du plateau. Elle le laissa dressé là, seul au milieu de l’ennemi, comme le dernier geste de bravoure du vaincu qui va dignement au-devant de sa mort plutôt que de subir le déshonneur d’être capturé. Le mouvement à angle droit du second cheval blanc vint sceller définitivement le sort de l’armée noire.
– Échec et mat, mon cher oncle, ma très chère cousine, déclara Antoine obséquieusement. Puis, il se leva et alla rejoindre le reste du groupe.
Pierre écarta les bras et secoua la tête en signe d’impuissance.
– Ce garçon est impitoyable.
– Ce n’est qu’un jeu, papa. Dans la vraie vie, tu entrevois rarement le visage de tes adversaires. Ils avancent masqués ou ils se cachent.

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