Dolpang
Depuis des générations se transmet la légende du migoï, le yéti, aussi sacré que cruel. Au royaume du Dolpang, rares sont ceux qui l’ont croisé et en sont revenus vivants. Alors, quand un migoï enlève la Kumari, la jeune déesse vénérée de tous, nul ne sait comment la retrouver. Personne, sauf Tao, un Danseur-Combattant du Monastère aux Portes d’Or. Seul, il part sur ses traces et lie à jamais son destin avec celui de la bête.
Tragédie polyphonique imprégnée de culture et légendes népalaises, roman fantastique au milieu des montagnes du toit du monde, Dolpang tord la réalité de l’Himalaya pour mieux nous y transporter, addictif !
Extrait
2. Tao
– Tao, les Purificateurs arrivent ! Mets ton masque ! Vite !
Tao n’écoute pas Umesh. Il ne regarde pas les quatre hommes au crâne rasé qui descendent le grand escalier menant à la cour centrale du monastère. Son esprit et son regard sont ailleurs : il n’a d’yeux que pour la déesse assise sur son trône, sous le cerisier. Elle n’a pas encore ôté le voile qui couvre son visage. Vêtue d’une tunique de soie rouge, couverte d’or, la Kumari incarne la grâce, la sagesse et la beauté. Posées sur la soie rouge de sa tunique, ses mains blanches et fines manipulent les grains de son chapelet.
Umesh grimace.
– Grouille-toi. Ils sont là !
Les Purificateurs avancent. Chacun d’eux porte une
coupe de terre cuite suspendue à une chaînette d’argent. Sur les braises brûlent des herbes. Les Purificateurs font osciller les coupes fumantes vers les points cardinaux. Depuis mille ans, à chaque fête de Changyar, quatre sages portent la fumée odorante qui chasse les souffles malfaisants, préparant la cour du monastère à recevoir chants, danses et combats sacrés.
Mais Tao ne les regarde pas. Appuyé sur son bâton de combat, il reste perdu dans sa contemplation. De plus en plus inquiet, Umesh le prend par l’épaule et le secoue.
– C’est notre tour !
Tao sursaute.
– Ton masque, vite ! Tu veux manquer la danse, ou quoi ?
Manquer la danse ? Pour rien au monde !
Tao desserre les cordons de son sac.
Autour de lui, les autres aspirants ont déjà enfilé leurs masques. Fortement stylisés, ces derniers incarnent des personnages fameux, comme celui d’Umesh qui représente Bia-li-ô, le premier roi de la dynastie Myar, admiré pour sa force et sa sagesse. Certains symbolisent des qualités à développer. Le courage. L’énergie. La compassion. D’autres, des défauts à combattre. L’ignorance. L’avidité. La rancœur.
Non seulement Tao n’a pas encore mis le sien, mais il ne l’a montré à personne. Des rumeurs circulent. Il l’aurait complètement raté. Il aurait honte.
À présent, il n’a plus le choix.
Il ouvre son sac et sort son masque.
La réaction des aspirants est immédiate. Umesh recule. Zaoual affiche un dégoût profond. Un garçon pose la main sur sa bouche. Un autre secoue la tête. Tous les danseurs sont choqués par la figure grimaçante que Tao tient par les cheveux, et qui paraît vivante. Cette longue tignasse ; ces arcades sourcilières proéminentes, soulignées d’un trait de pinceau noir ; cet œil jaune, brillant ; ce nez large et plat, aux narines épatées ; cette gueule grande ouverte ; ces lèvres charnues, cette langue rouge...
– Tu ne vas pas danser avec ça ?
C’est Zaoual. Évidemment. Les autres garçons se contentent de murmurer et de secouer la tête.
Zaoual insiste.
– Devant la déesse, en plus !
– Laisse-le. Tao a sûrement ses raisons, réplique Umesh.
Sculpté dans du bois d’eucalyptus, le masque est lourd, odorant. Dans sa hâte et son énervement, Tao peine à l’enfiler. Ses mains tremblent.
– Calme-toi, Tao. Et toi, Zaoual, regagne ta place dans la file.
C’est maître Chen, son instructeur. Tao ne l’a pas entendu arriver. L’expression du maître est indéchiffrable. – Ne confonds pas vitesse et précipitation, mon gar-
çon. Je vais t’aider.
– Merci, maître.
Sans autre commentaire, maître Chen lui prend le masque des mains. Il le dresse au-dessus de la tête de son élève et le fait glisser avec précaution sur son visage, jusqu’à ce qu’il soit parfaitement ajusté.
Dans la cour, assise sur son trône en bois recouvert de feuilles d’or, la déesse attend. Au-dessus d’elle, le cerisier déploie ses longues branches et disperse des parfums de printemps. Des pétales s’envolent, poussés par la brise. La présence du cerisier, insolite et incongrue à cette altitude, est un signe de la protection des dieux.