Le Scribe
Chandra est un jeune Indien venu étudier les mathématiques à Paris. Il habite une petite chambre dans l’île Saint-Louis. Ses logeurs, un couple d’érudits polonais, sont des êtres fantasques. Sa famille l’appelle régulièrement sur Skype. Roshan, sa mère, professeure d’économie et féministe engagée, lui confie l’inquiétude que lui inspire la montée du nationalisme hindou. Un incident majeur – une pollution à l’arsenic – d’origine criminelle, frappe l’usine de traitement des eaux que dirige Manoj, son père. Chandra déploie alors son savoir et sa force de concentration pour résoudre à distance la crise qui met en péril l’usine de son père et la vie alentour.
C’est l’automne à Paris et la fin de la mousson à Calcutta. Deux marais et marchés aux fleurs pourtant très éloignés se superposent, les eaux vertes et grises de la Seine et du fleuve Hooghly se mêlent. On croise à la fois Rudyard Kipling, Nicolas Restif de la Bretonne, Sukumar Ray le père de Satyajit Ray, Frédéric Chopin, un maharajah philanthrope, une chauve-souris, un petit macaque, un étudiant russe amateur de math-rock, Paul Éluard, La Vierge à l’Enfant adossée au pilier sud-est du transept de Notre-Dame, le Scribe du Louvre. On est ici et ailleurs. On assiste à d’étranges frottements et flottements. "L’Europe aux anciens parapets" prend fugitivement, et comme par enchantement, des couleurs indiennes.
Ce roman d’amour à Paris est aussi un roman de la mondialisation, avec l’évocation de la guerre de l’eau et des manifestations lycéennes pour le climat. A travers les yeux du jeune Bengali, Paris devient comme un grand livre. Car le personnage principal de ce roman, c’est l’écriture : la devanagari (l’alphabet hindi), les symboles mathématiques, le nom et la numérotation des rues, une carte hydrographique du Bengale, un journal crypté gravé au moyen d’une clé dans la pierre, des brouillons, des nonsense poems illustrés par le grand-père de Chandra, et de très anciens graffitis.
La presse en parle
Roman poétique et suggestif, Le Scribe écoute, voit, encrypte et décrypte tout à la fois les signes d’un monde où tout dure et perdure, tout communique et se transmet. Un monde fluide où les esprits communiquent, grâce à l’art, les sciences et la littérature.
Florence Bouchy, Le Monde
Extrait
Les yeux du douanier restèrent un moment fixés sur les lignes du passeport qui n’étaient pas écrites en anglais. Il avait pourtant déjà eu, à plusieurs reprises, l’occasion de contrôler l’identité de passagers en provenance de New Delhi, Bombay ou Calcutta. Mais cette fois encore le hindi, sans majuscules, avec ses ligatures et ce trait horizontal supérieur qui liait les caractères entre eux, le fascinait. Il regarda ensuite le jeune homme aux cils foncés qui se tenait immobile devant lui et qui avait, à un mois près, l’âge exact de son fils. Il chercha à retrouver dans les yeux de ce jeune Indien, dans le battement de ses longs cils, au fond de ses pupilles noires dilatées légèrement éblouies par les néons de l’aéroport, quelque chose du rythme de cette écriture et de son histoire. L’attention du douanier se portait-elle sur cette suite de caractères parce qu’il s’apprêtait lui-même à apposer, sur la page réservée au visa de l’étudiant, un tampon encreur indiquant la date du jour, suivie de lettres issues d’un tout autre alphabet? Il ne le savait pas et il n’eut d’ailleurs pas le loisir d’y réfléchir car, lorsque les papiers étaient en ordre, chaque contrôle devait être le plus rapide possible, telles étaient les instructions. Aussi le douanier avait-il tendu au jeune homme son passeport avec le tampon 17-09-18 ROISSY-CDG B570 accompagné d’un hochement de tête qui signifiait : vous pouvez passer.
Ce que Chandra perçut en premier à son arrivée, ce ne fut pas le regard du douanier, mais un courant d’air froid et sec sur sa nuque, qui s’était infiltré à l’endroit où les soufflets de la passerelle, dépliés afin d’épouser le fuselage de l’Airbus A380, n’étaient pas tout à fait raccord avec lui. Puis une lumière oblique qui, en frappant le châssis métallique et les vitres de la passerelle, dessinait au sol des trapèzes dorés. Chandra ferma jusqu’en haut son blouson à zip. Il était vraiment très loin de Calcutta maintenant où, à cette saison, la mousson, pendant près d’un mois encore, transformait le ciel en une voûte de plomb brûlant, que crevaient de soudaines pluies torrentielles.
Pour quitter l’aéroport le jeune Bengali suivit scrupuleusement tout ce que lui avait écrit le professeur Françoise Stern et qu’il avait conservé sous la forme d’une capture d’écran sur son téléphone. Au métro Place Monge, comme l’escalator était en panne, il dut monter à pied les hautes marches métalliques en soulevant son énorme valise. Sur la place, des cageots étaient empilés en vrac. Des employés de la ville roulaient des tentes de toile cirée tandis que d’autres démontaient des poteaux en tube d’acier qu’ils chargeaient dans une remorque. À l’opposé de la bouche de métro, de petits tas de glace pilée jonchaient le sol et fondaient en laissant des marques sombres qui peu à peu s’évaporaient. Deux engins de nettoyage avançaient lentement, leur réservoir rempli d’eau et leurs brosses rotatives tendues en avant comme des mandibules de scarabée. Au milieu de toute cette activité et des bruits de métal entrechoqué, un homme enveloppé dans un imperméable crasseux ramassait, imperturbable, des fanes de carottes, des feuilles de salade, des fruits gâtés ou à demi entamés, qu’il examinait attentivement, avant de les glisser, ou pas, d’un geste précautionneux, dans un grand cabas. Chandra l’observa un moment, puis il reprit son itinéraire. Il déchiffrait les plaques de tôle émaillées à fond bleu : rue Gracieuse, rue Ortolan, rue du Pot-de-Fer. À l’angle de la rue Tournefort, devant un café, le soleil chauffait des chaises cannées. Chandra était curieux de tout. Il pressentait confusément dans ce vieux quartier, avec ses pavés, sa fontaine décorée de coquilles, ses façades un peu bombées et de guingois, l’âge des choses, sans en porter le poids.